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FLEUR LOINTAINE

n’avait donc qu’à se reposer tranquillement rue Napoléon, après cette matinée triomphale. Pendant qu’Héliane et les siens se laissaient encore entraîner dans les groupes avoisinants, pour échanger des congratulations, Robert pouvait s’entretenir à l’écart avec Paul, durant quelques minutes : « Ton coup de téléphone d’hier, disait-il, a eu un effet magique. Yvonne avait fait une crise inquiétante, après ton départ. Pauvre petite !… Mais nous l’avons sermonnée, nous lui avons dit qu’elle était déraisonnable, qu’elle luttait contre un fantôme qui ne pouvait lui porter ombrage ; que sa rivale n’existait même pas à tes yeux ; que tu avais les plus sérieuses raisons, et moi aussi, de ne pas rompre en visière avec toute une classe sociale… Bref, elle commençait à ouvrir les yeux à l’évidence, lorsque ton message est venu confirmer nos dires… Certes, mon brave Paul, ces orages du cœur nous en disent long sur la suite à donner. Nul, plus que moi, n’a lieu d’applaudir à ces réjouissants symptômes. L’aviateur de ce matin pourrait bien s’élancer sous peu vers l’azur des rêves d’amours !… »

IV


Le reste de la famille venait retrouver les causeurs mystérieux et interrompait leurs confidences : « Mademoiselle Yvonne, dit Paul Demers, j’avais braqué ma lunette d’approche, du haut des airs, dans la direction de Ste-Agathe. Pour un peu, j’aurais cru distinguer votre silhouette sur la grande terrasse ; et voilà que, à peine remis de mon étourdissement, je vous aperçois sur le quai !… J’ai cru que vous aviez le privilège de la bilocation ! Vous avez pu voir mon appareil, descendant tête première, et perçant les couches d’air en faisant des moulinets ; le cerveau tourne, lui aussi, quand on termine cette dégringolade giratoire.

— J’ai eu bien peur, reprit Yvonne ; mais je suis tout de même heureuse, ravie, d’avoir assisté à ces prouesses. C’est moi qui ai provoqué le départ, ce matin. Je ne vivais plus depuis vos dernières nouvelles… Qu’y a-t-il donc ?… Ces deux jours m’ont paru un siècle, et vous savez pourquoi…

— Il n’y a que du très bon, répliqua le jeune homme. J’étais follement inquiet sur moi-même, ces derniers temps, sans trop le laisser paraître. J’ai bien trahi mes préoccupations en vous quittant ainsi impromptu, dimanche soir… Mais je n’ai pas lieu de faire un trop gros mea culpa, Mademoiselle Yvonne. L’orage, en passant, a crevé les nuages et a ramené la lumière du grand ciel. Je suis allé voir le docteur David ; vos bons soins ont déjà opéré des merveilles sur ma constitution : je suis en voie de redevenir un homme… Je vous assure que j’ai maintenant confiance en moi, ô mes chers, mes si bons amis ! Mademoiselle Yvonne me trouvera moins fantasque, moins rêveur !… »

Toute la famille de Bellefeuille, saturée de compliments, accourait pour emmener Monsieur Demers. Après mille saluts sans conviction, les de Bellefeuille quittèrent les Desautels et montèrent en auto avec leur invité. Les deux familles étaient fixées sur l’attitude réciproque qu’il convenait de garder à l’avenir. Avant la séparation, Robert Desautels s’était entendu avec son ami, sur la date et l’heure où celui-ci reviendrait à Ste-Agathe. Robert devait se retrouver à Montréal le jeudi matin, pour une forte expédition de fourrures. Paul Demers rentrerait avec lui le même jour, pour continuer un traitement, si bien commencé sur les Laurentides. La semaine inaugurée dans l’angoisse dépassait en importance toutes celles qui l’avaient précédée…

 

Le dîner consulaire du mercredi fut servi comme il convenait, au Ritz-Carlton : la salle était ornée de banderoles et d’oriflammes aux couleurs canadiennes et françaises ; des avions minuscules flottaient çà et là, suspendus au plafond. Outre les As français, plusieurs personnalités marquantes du Canada avaient été invitées : Honorables Députés et Conseillers Législatifs du Parlement de Québec, Échevins de Montréal, quelques amis personnels du Consul ; la table offrait un coup d’œil superbe.

Le menu fut arrosé des meilleurs vins de France. Au moment du dessert, lorsque le champagne pétilla dans les coupes, le Consul se leva et prit la parole. Il fit d’abord l’éloge des rois de l’air qui avaient été dignes, le matin, de leur ancienne réputation ; il eut un mot aimable pour chacun des invités Canadiens ; puis, se tournant vers Paul Demers, il s’exprima ainsi : « Il doit vous sembler bon, Monsieur, de vous