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FLEUR LOINTAINE

Yvonne bien-aimée : sans être encore renseignée pleinement, là-haut, à Ste-Agathe, la jeune fille avait l’âme ensoleillée des plus doux rayons d’espoir. Sa défaite apparente était devenue une définitive victoire.

Héliane et sa famille comprirent bien, du reste, qu’il serait inopportun de dire quoi que ce fût contre la famille Desautels. Le souper fut brillant, éblouissant, comme il fallait s’y attendre : des personnages bien rentés y figuraient ; des nymphes y étalaient leurs grâces, et par-dessus toutes, Héliane, véritable déesse dans l’éclat de sa beauté. Elle s’aperçut que ses artifices ne troublaient en rien la calme fermeté du jeune homme ; elle ne pouvait soupçonner, du reste, les faits nouveaux qui venaient de se produire. Paul Demers ne se départit pas un instant de sa froide politesse. Au salon, il y eut beaucoup de musique, et des couples dansèrent le fox-trot, le jazz et autres danses Yankee. Le jeune Français s’excusa de ne pas connaître ces rythmes, nouveaux pour lui. Après avoir parlé de la fête du lendemain, les invités se retirèrent et Paul Demers fut heureux de regagner sa chambre.

Un luxueux bureau étant mis à sa disposition, il écrivit une longue lettre à l’adresse du Père Garnier ; c’était la troisième depuis son débarquement. Après lui avoir relaté en détail tous les derniers incidents auxquels il avait été mêlé, Paul Demers terminait ainsi : « …J’ai donc trouvé, mon vénéré Père, la fleur rare dont vous m’aviez fait pressentir la présence. Mais combien vous aviez raison de m’avertir du tempérament ultra-sensible de nos cousins, et surtout de nos cousines de la Nouvelle-France ! Le trouble dont je sors à peine en est la plus éclatante preuve. N’importe ! C’est précisément à cause de ces qualités parfois dangereuses que je me sens de plus en plus attaché à ces bons amis canadiens.

« Continuez à bien prier pour moi, cher Père, ajoutait le jeune homme. Je ne prendrai aucune décision sans vous en faire part, car vous représentez pour moi la Providence divine. Les prêtres ou religieux que j’ai connus à Paris ne peuvent m’aider dans la même mesure. Je ne doute pas que le Ciel ne vous inspire tous les conseils que vous voudrez bien me donner, vous que rien ne distrait de la prière, dans la thébaïde où vous êtes enseveli. J’ai en vous une confiance sans limites, parce que vous êtes l’homme de Dieu placé sur ma route ; je me plais à vous le redire. Veuillez célébrer le Saint Sacrifice à mes intentions, pour remercier le Maître de ce qu’il m’a déjà accordé, et pour lui demander ce qui me manque encore afin d’asseoir définitivement ma vie. » Et, avant de cacheter la lettre, le généreux correspondant y insérait quelques beaux billets pour les divers besoins du bon Père.

III


« Consentirez-vous à monter dans le même hydroplan que moi, Monsieur Demers ? » C’était Héliane de Bellefeuille qui se préparait à prendre place sur l’un des appareils immobilisés dans le bassin du port, en haut de la jetée Jacques-Cartier ; équipée comme un véritable aviateur, elle n’aspirait qu’à se griser d’air et de vitesse. Paul Demers s’excusa de ne pas accepter son invitation ; « Je fais partie, répondit-il, du second groupe où les dames ne sont pas admises, par crainte de trop fortes émotions. J’occuperai le No 1 des cinq avions masculins et nous ferons des pirouettes qui ne conviennent pas aux novices. » Héliane se sentit humiliée par ce refus, et surtout par le motif invoqué. Enfin, elle s’embarqua avec une jeune américaine aussi sportive qu’elle ; l’hélice se mit en marche, et le premier avion glissa sur les eaux. On en vit partir un second, puis un troisième ; d’autres suivirent, jusqu’à ce que toutes les dames fussent embarquées ; quelques-unes étaient en compagnie de galants messieurs. Enfin, ce fut le départ des As qui avaient remporté des prix le matin ; car le concours officiel avait précédé cette excursion d’amateurs : Canadiens et Français avaient été classés dans un bon rang, avec plusieurs records de vitesse.

L’hydroplan No 1 disposait, comme les autres, de deux places derrière le siège du pilote. Paul Demers s’y installa hardiment, avec un vétéran de la grande guerre. Après avoir glissé jusqu’au-delà de l’Île Ste-Hélène, l’avion prit les airs, et un panorama grandiose se déroula sous les yeux des passagers : sur la rive Sud, les monts St-Bruno et St-Hilaire apparaissaient, couverts de verdure ; les cités et villages se dessinaient nettement : Longueuil, Boucherville, Varennes ; plus loin, on apercevait le ruban argenté de la rivière Richelieu, avec le Bassin de Chambly :