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FLEUR LOINTAINE

Ton juge inexorable
Te condamne aux châtiments ;
Pécheur coupable, pleure tes égarements,
Son courroux implacable
Te garde d’affreux tourments,
Tremble, pécheur coupable ! »

La voix de la jeune fille semblait déborder du courroux divin ; elle se fit plus pénétrante, plus vengeresse encore dans le couplet de l’Ange :

« Maudit, maudit, soit l’infidèle
Parjure à ma loi éternelle… »

Héliane ne manqua pas de comprendre que cette leçon était à son adresse ; à un moment donné, ses lèvres fines se plissaient et ses grands yeux noirs lançaient des éclairs de courroux ; mais, se ressaisissant, elle fit mine d’applaudir la finale du morceau. Cette finale n’était, du reste, qu’un prélude destiné à rabattre les prétentions de l’intruse ; il fallait humilier son immense orgueil plus directement, par une prise de possession hardie de la proie humaine qu’elle convoitait avec autant d’insolence que de maladresse ; Yvonne, reprenant le troisième acte de Faust, se sentit assez de courage pour déloger l’adversaire du terrain qu’elle croyait déjà occuper. D’une voix d’alto qu’on aurait presque pu croire masculine, elle chanta les déclarations du héros de Goethe :

« Ô nuit d’amour ! ciel radieux !
Ô douce flamme !
Le bonheur silencieux
Verse les cieux
Dans nos deux âmes. »

Puis, brusquant la transposition d’une octave, son organe prit un timbre ineffablement doux, qui s’amplifie dans son crescendo passionné ; c’était la réponse de Marguerite à Faust :

« Je veux t’aimer et te chérir !
Parle encore !
Je t’appartiens, je t’adore !
Pour toi je veux mourir ! »

Les doigts si fins tremblaient fiévreusement sur l’ivoire du clavier ; les modulations s’interrompaient en des soupirs suppliants ; tout un rêve planait au-dessus de ces harmonies ; le cœur de la jeune fille battait d’une violence terrible ; elle sentait ses artères gonflées à se rompre… Ses émotions se traduisirent enfin sur un mode plus adouci avec ces paroles de Marguerite :

« Si je vous suis chère,
Par votre amour, par ces aveux
Que je devais taire,
Cédez à ma prière !
Cédez à mes vœux ! »

Yvonne se leva, pâle et tremblante ; les événements se précipitaient avant leur développement normal. Sous le coup d’une morsure sanglante, elle n’avait pu contenir le trop-plein de son cœur. Sa vengeance lui faisait prendre position d’une manière décisive. La douce Yvonne d’hier ne se reconnaissait plus elle-même, et toute sa famille était dans une réelle stupéfaction. « Ces aveux qu’elle devait taire » venaient de sortir violemment des profondeurs de son âme ulcérée. Pouvait-elle laisser croire qu’elle était indifférente, alors que l’autre, la coureuse d’hommes, venait faire étalage de ses prétendus talents et d’une sensibilité souillée de sensualisme ? Qu’aurait pensé le grand ami si elle était restée muette, comme une petite fille bien sage, dans le coin du salon où elle s’était d’abord confinée ? Il fallait d’abord montrer que les vraies Canadiennes-Françaises ne s’en laissent pas imposer par les fausses Canadiennes égarées dans l’américanisme ; il fallait surtout édifier l’élu de son cœur en ripostant, coup pour coup, à la provocatrice. Sans doute, ce n’est pas dans le rôle de la jeune fille de déclarer la première son amour : elle doit attendre les confidences de l’homme qui l’enveloppe de sa tendresse. Mais, si les rôles étaient renversés, à qui la faute ? Les circonstances avaient commandé impérieusement, Yvonne avait obéi.

Tout le monde, dans le salon, eut conscience de l’éclatante victoire qu’elle venait de remporter. Et pourtant, l’imposture n’était qu’à demi vaincue. Malgré la gêne qui suivit ce duel à mort, Héliane releva la tête avec assurance. Sa vengeance était prête.

VIII


« Monsieur Demers, dit-elle en quittant sa place et en remettant ses gants pour partir, je vous ai annoncé ce matin que ma famille désire vous posséder chez nous à