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FLEUR LOINTAINE

encore elle était seule avec sa jeune sœur ! mais non ! On entend des voix d’hommes qui se mêlent au rire bruyant de l’extravagante ; bientôt, le groupe apparaît : quatre vigoureux garçons, bien découplés, encadrent Héliane et Françoise ; ils prennent une attitude froidement correcte en apercevant Charles-Auguste, Henri et Robert Desautels qui viennent à leur rencontre. Yvonne voudrait bien s’enfuir ; il lui serait si facile de prétexter une migraine ! Elle préfère subir cette pénible entrevue pour savourer son antipathie. Elle veut assister au manège de l’intruse autour du jeune Français !

Ce n’est pas qu’elle doute des dispositions de Paul Demers en l’occurrence : il lui est déjà trop connu pour qu’elle soupçonne chez lui moindre connivence avec cette aventurière. Mais peut-être ressent-il quelque secret désir de frayer avec la société brillante de Montréal ? N’est-ce pas monotone, une famille uniformément rangée, ne rêvant que de plaisirs calmes à la campagne ? Malgré ses études, le jeune homme a été mêlé à l’élite parisienne, là-bas, dans sa patrie. La transition ne lui a-t-elle pas semblé trop brusque ?

Un cœur récemment épris se perd ainsi en mille suppositions qui le torturent ; à vrai dire, Yvonne n’aimait pas Paul Demers depuis quelques semaines, mais depuis que son frère Robert l’avait connu au front. Tant de détails fournis sur ce jeune homme dans la correspondance du combattant canadien, tant de groupes photographiques de poilus où le courageux agent de liaison figurait toujours, la jeune fille avait collectionné tout cela, affectueusement, pieusement. L’arrivée du grand ami n’était que la continuation logique d’une entente plus que cordiale, entre ces deux cœurs qui s’étaient compris sans se le dire. Car Paul Demers était conquis, de son côté, par la grâce incomparable d’Yvonne, par sa candeur, par sa délicatesse ; et il gémissait d’autant plus sur l’incertitude où le plongeait sa constitution physique. Ses premiers doutes sur le passé sentimental de la jeune Canadienne étaient dissipés ; néanmoins, ne causerait-il pas un grave tort à quelque compatriote de cette admirable enfant, s’il faisait naître en elle le moindre espoir, même au cas où il se sentirait pleinement rétabli après un an ou deux de cette cure salutaire ? Les familles du voisinage, à Montréal, n’avaient-elles pas en réserve des jeunes gens qui escomptaient de prochaines présentations ?

Toutes ces pensées avaient obsédé la conscience de Paul Demers, depuis les déclarations discrètes dont le sens ne lui avait nullement échappé. Il ne voulait à aucun prix avoir l’air d’un ravisseur ; il ne voulait supplanter qui que ce fût, dans ce pays pleinement autonome. La Nouvelle-France, à ses yeux, était plutôt une France ancienne, ayant conservé les mœurs des siècles passés. Sans être là un étranger, il sentait profondément les droits acquis par les cousins du Nouveau-Monde. Après un abandon politique qui date de trois siècles, se disait-il, nous, Français d’Europe, nous n’avons pas le droit de venir parader ici en conquistadors. Nos missionnaires, il est vrai, ont évangélisé sans aucune interruption les régions les plus ingrates de ce vaste pays ; néanmoins, ce n’est pas une raison suffisante, pour que les derniers immigrants venus de France se posent en concurrents de la race qui a peiné, souffert, afin d’établir sur ces rives une brillante civilisation, un état économique déjà si prospère. Nous devons avoir le sentiment de nos anciennes défaites.

Mais précisément, grâce à ces dispositions, harmonieusement adaptées aux réalités historiques, le jeune Européen allait s’attirer les plus cordiales sympathies dans les milieux canadiens-français. Il était trop patriote pour ne pas aimer en ce pays la survivance de sa propre civilisation, il était trop intelligent pour afficher un chauvinisme exclusif qui n’était pas son fait, et qui aurait établi une barrière morale entre la grande famille du Canada et lui, dernier-venu dans cette vieille parenté. Son cas était celui de tous les Français de France qui ne veulent pas s’isoler en une colonie particulariste, sur les bords du St-Laurent : selon la parole d’un professeur judicieux, transplanté de Paris à Montréal, la modestie, surtout pour les immigrants de marque, n’est pas seulement une vertu chrétienne, mais une disposition, éminemment sociale.

VII


Yvonne Desautels ne pouvait pas soupçonner ces intimes réflexions du grand ami, ni son débordant amour pour elle, lorsqu’elle s’assit dans un coin du grand salon où les visiteurs avaient pris place ; elle rageait, rongeant son frein en silence.