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FLEUR LOINTAINE

formes, des clients qui valaient infiniment mieux que ceux-là.

— Il faut réfléchir, ma douce petite Yvonne, que ceux-là ne sont pas des clients isolés, et que leur retraite entraînerait de nombreuses défections dans le monde du grand luxe. En matière commerciale, nous ne devons pas, sans doute, nous acoquiner avec la canaille ; mais les maisons canadiennes-françaises auront besoin, longtemps encore, des dollars du camp adverse, plus ou moins anglicisé.

— Puisqu’il en est ainsi, mon frère, restons chacun sur notre position et n’en parlons plus.

— Tu me fais de la peine, bien-aimée petite sœur ; pour tout l’or du monde je ne voudrais le moindre dissentiment entre nous. Dès la prochaine occasion, nous irons en parler ensemble à un Père de l’Immaculée Conception, notre paroisse de Montréal. S’il condamne ma manière de voir, je te promets de suivre scrupuleusement ses directives. L’entente familiale est un trésor moral infiniment supérieur à toute la fortune matérielle. »

Pour la première fois, comme l’avait dit Yvonne, une querelle surgissait entre ces deux cœurs si unis. Robert, si jovial de coutume, avec son langage et ses plaisanteries empruntées au vocabulaire des tranchées, venait de parler sérieusement tendrement ; il se faisait tout petit devant ce cœur blessé, sachant bien, sans le dire, les vrais sentiments qui envenimaient le débat.

Yvonne, longtemps retenue par ses hésitations entre le monde et le couvent, avait senti, depuis peu, son cœur libre d’aimer ; et ses premières inclinations la portaient, à son insu, vers le jeune Français dont la situation offrait de frappantes analogies avec la sienne. C’étaient deux âmes pures et candides qui se recherchaient innocemment, sans pouvoir encore envisager un rapprochement définitif. L’idylle était inaugurée depuis peu, sous une forme délicieuse, sur les lacs, à travers la verdure. Mais voilà, que, tout-à-coup, ces premiers contacts se révélaient puissants, fascinateurs.

On ne joue pas avec l’amour, surtout quand on manque d’expérience ; Yvonne, Paul, deux âmes nées d’hier à la vie sentimentale ! Lui, entraîné jusqu’ici, avec toutes ses activités, dans le courant formidable de la guerre, et, entre temps, penché sur ses livres. Elle, livrée sans réserve, jusqu’à ce jour, à la méditation des choses divines et à l’affection des siens. Spontanément, l’étincelle avait jailli, et qui pouvait prévoir les suites de ces tendresses, devenues impérieuses en si peu de temps ?

Robert n’était donc pas dupe de ce violent accès d’indignation vertueuse chez sa sœur : la pauvre enfant était sincère jusque dans ses exagérations, mais un lambeau de vérité, dans ses raisonnements, prenait des proportions capables de lui voiler toutes les bonnes raisons que lui opposait son frère ; quiconque lui eût dit, dans cette crise, que l’amour la rendait jalouse, aurait provoqué son indignation et son mépris. Toute jeune fille est pénétrée d’une pudeur qui enveloppe sa sensibilité, non seulement physique mais morale ; la passion la plus noble, à l’état naissant, se dissimule dans les replis mystérieux de l’âme féminine ; une âme encore vierge devient incapable de confesser ce penchant, même dans le secret de sa propre conscience. C’est en ce sens que des misogynes, généralisant un cas exceptionnel dans l’évolution de cet être parfois insondable, ont pu soutenir avec quelque vraisemblance qu’une femme ment, lors même qu’elle croit dire la vérité.

Au demeurant, cette auto-suggestion n’est pas l’apanage exclusif du sexe faible, dont la dissimulation est parfois la seule arme défensive ; un aveu pénible produit la même hallucination chez l’homme ; on se figure volontiers qu’on est véridique, lorsqu’il est avantageux de décorer du nom de vérité le plus évident des mensonges. Rien de plus aisé que de se tromper soi-même. Là, comme ailleurs, les hommes sont femmes plus qu’ils ne pensent.

Quoi qu’il en soit, Yvonne détestait déjà Héliane instinctivement, avant d’avoir connu M. Demers ; mais à cette heure, son aversion se fortifiait de toute l’intensité de sa jalousie ; ce qu’elle abhorrait dans cette jeune fille, c’était beaucoup moins la mondaine évaporée que la rivale. Le supplice ne faisait du reste que commencer ; ce jour néfaste lui réservait de bien plus cruelles surprises…

 

Il est deux heures de l’après-midi : les aboiements des chiens signifient sans doute l’approche de la détestable visiteuse ; si