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FLEUR LOINTAINE

nues d’Europe ? Vous goûterez à nos fraises, à nos melons quand la saison sera venue. Je ne parle pas des arbres fruitiers empruntés à l’autre continent : leur productivité est légendaire. »

Paul Demers n’avait fait que développer ici, une fois de plus, quelques idées qui lui étaient chères, et qui entraient dans son plan de reconstitution agricole de la vieille patrie. Le père Roméo Boivert avait suivi cet exposé moins facilement que les Desautels ; néanmoins, ce brave cultivateur était loin d’être un routinier, et il avait été parmi les premiers à emboîter le pas derrière ses intelligents et riches voisins. Il voulut dire son mot, lui aussi, sur un problème d’ordre plus général qui intéresse la terre canadienne.

« Vous êtes des savants, Messieurs, s’exclama-t-il en rallumant sa pipe. Tant qu’à moi, j’ai cru longtemps que les écoles d’agriculture ne racontaient que des menteries, et nous préparaient des paysans bourgeois qui iraient labourer en manchettes et en col empesé. Mais j’en suis revenu et je vois que la science sert à quelque chose, même pour faire pousser le blé et les légumes. Assurément, les livres ne peuvent pas faire, pas en tout, que le temps sec devienne mouilleux quand la pluie fait défaut, mais les inventeurs nous ont donné des machines qui remplacent la main-d’œuvre, introuvable ou hors de prix pour les habitants.

« Et puis, vous autres les savants, qui savez parler et écrire dans les gazettes, faites donc comprendre à tous les Gas canadiens qu’ils ont tort d’abandonner leurs terres pour aller se perdre en ville ou aux États. Les usines ont donné de beaux salaires pendant que les gouvernements faisaient fabriquer des munitions pour tuer le monde ; mais on ne jettera pas toujours les piastres à poignée ; ça diminue et ça diminuera encore. Tout vient de la terre ; les patates ne poussent pas sur la traque des petits chars, à travers les rues bien pavées. Les habitants auront le dernier mot. »

Cette philosophie sociale était ce qu’on avait entendu de plus élevé dans cette réunion sur la galerie. Il était tard ; les visiteurs prirent congé ; l’amoureux embrassa sa blonde, et il accompagna ces messieurs jusqu’au croisement des chemins où il se dirigea vers sa demeure.

V


Les jours passaient vite, et les semaines aussi à Ste-Agathe. Chaque dimanche, les Desautels se partageaient entre les différentes messes ; Ste-Agathe, pays de villégiature, fournit à l’église assez de paroissiens, durant la belle saison, pour justifier une série de messes comme dans les grandes villes.

Dès les premiers jours, Paul Demers n’avait pas manqué de faire une visite à Monsieur le Curé. C’était un prêtre de haute distinction ; dans les milieux ecclésiastiques, son nom avait circulé à plusieurs reprises parmi ceux qu’on désignait pour l’épiscopat. Il avait fait plusieurs voyages en Europe, et il se tenait au courant des affaires de France, surtout des affaires religieuses ; il avait vite reconnu, en Monsieur Demers, un de ces jeunes champions de la cause catholique qui sont toujours à la peine, sinon à l’honneur, dans la nation qui s’est appelée longtemps « la fille aînée de l’Église. »

« Vous trouverez à Montréal, avait-il dit au jeune homme, presque toutes les organisations et les œuvres religieuses qui existent à Paris : syndicats, mutualités, Jeunesse Catholique, Sociétés de St-Vincent de Paul, et autres associations locales conformes à nos besoins, qui sont nombreux. Car, avait-il ajouté, si notre peuple conserve encore sa Foi intacte, sa morale est attaquée. Il faut surveiller nos avant-postes. L’ennemi nous guette. À l’occasion, Monsieur Demers, vous pourrez collaborer à nos œuvres de défense, puisque vous allez être des nôtres pour longtemps ; si ce n’est pas trop égoïste, nous souhaitons, nous, que ce soit pour toujours. Quoi qu’il en soit, les Desautels sont mes meilleurs amis ; je me permets de vous considérer comme faisant partie dorénavant de cette chrétienne famille. »

Le distingué pasteur disait vrai : Paul Demers se sentait si choyé, si entouré, qu’il ne s’était jamais cru, au même degré, l’enfant de la maison ; il revivait les jours où il se trouvait jadis parmi les siens, à Dunkerque. Sa santé s’améliorait à vue d’œil ; ses joues pâles reprenaient du sang. Chaque fois qu’il semblait triste, Mademoiselle Yvonne, devenue comme son ange gardien, restait fidèle aux promesses faites sur le lac et inventait toujours quelque nouveau stratagème, pour le distraire et l’obliger à sortir de ses trop profondes méditations.