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FLEUR LOINTAINE

résistez à cent millions de protestants ou juifs répandus dans l’Amérique du Nord. Voilà pourquoi les malveillants ont beau jeu pour déblatérer contre nous. Néanmoins, il faut rendre justice aux qualités militaires de la grande majorité de mes compatriotes : chrétiens de nom ou de fait, ils se sont battus comme des lions, en étroite union avec les vôtres. »

— « C’est correct ! ajouta aussitôt ce paysan dont l’âme était si droite. Le grand mal a été que nos braves enfants ne sont pas restés libres de s’engager dans les rangs français, de former des bataillons à part ; ils ont été contraints de s’enrôler parmi des troupes d’une autre race. Je suis pas ben instruit, mais j’ai ben compris ça, Monsieur Demers. Enfin, on a eu ben de la misère ! »

IV


Pendant le début de cet entretien, le couple des amoureux, Mlle Boivert et son ami, blottis d’abord à l’écart, s’étaient approchés pour mieux entendre ; Paul Demers contemplait discrètement ces deux physionomies heureuses ; de temps à autre, le jeune paysan et sa blonde échangeaient quelques réflexions en se tutoyant. Le Parisien, si courtois, avait été d’abord choqué de cette intimité de langage qui n’est admise qu’entre époux, et encore dans les familles bourgeoises ou populaires, de l’autre côté de l’Océan. Mais il avait vite compris que les conventions de politesse ou de respect sont variables d’une province à l’autre, même dans la mère-patrie ; à plus forte raison d’un continent à l’autre. Les Anglais ne tutoient que Dieu, et disent vous, même aux enfants ; procédés analogues en langue allemande, où le respect envers les humains se traduit par la troisième personne du pluriel. Enfin, chacun sait que le vous était inconnu aux Grecs et aux Latins.

Après avoir absorbé un second verre, la société reprit sa causerie sur un autre thème que celui de la guerre mondiale.

« Monsieur Demers, dit Madame Roméo Boivert, ne redoutez-vous pas la rigueur de nos hivers canadiens ? En France, vous avez un climat plus tempéré. » — « Du moins dans certaines régions, reprit le jeune homme ; chez nous, on trouve un peu de tous les climats, depuis les neiges éternelles sur les Alpes et les Pyrénées, jusqu’au perpétuel printemps sur la Côte d’Azur. Mais, ce que je suis venu chercher ici, après consultation des médecins, c’est précisément le froid, un froid sec, tel qu’on n’en connaît pas dans nos contrées ; l’organisme humain est si bizarre ! Il y a des malades du Canada qui trouvent la santé en France ; c’est l’inverse qui m’a été conseillé. Sans être médecin, je crois que le corps est comme une plante qui gagne souvent à changer d’air et de milieu. Plaisanterie à part, voyez un peu ce qui se passe dans le règne végétal. L’Amérique du Nord a déjà sauvé la plupart de nos vignobles en nous fournissant des ceps vigoureux qui, mis en terre française, ont pris solidement racine et ont servi de support aux greffes fécondes, indemnisées contre les microbes répandus chez nous.

« Nos agriculteurs de France, d’une province à l’autre, pratiquent des échanges analogues pour les céréales destinées à l’ensemencement : une terre nouvelle fortifie les germes, quels qu’ils soient, tandis que la graine confiée indéfiniment au même sol ne produit que des plantes rabougries : la vie s’abâtardit, s’étiole, si le champ de culture ne varie pas. Quoique ces théories soient applicables à l’espèce, à la race, plutôt qu’à l’individu, j’espère que la transplantation de ma personne donnera de sérieuses améliorations à mes voies respiratoires, empoisonnées par les gaz délétères. Si mes forces reviennent, je verrai là une indication pour ma carrière agricole ; je me livrerai à une série d’expériences pour doter mon pays de plants nouveaux, choisis au Canada, qu’il s’agisse d’arbustes ou d’arbres géants. Je n’attends que l’occasion favorable pour faire analyser chimiquement vos divers terrains et pour comparer ces éléments à ceux du sol français. Divers arbres européens, apportés ici par les premiers colons, s’y sont vite acclimatés et demeurent encore robustes. Pourquoi ne pas renouveler la tentative en sens inverse, par voie de retour ? »

— « Savez-vous, Monsieur Demers, interrompit Charles-Édouard Desautels, que vous nous donnez de lumineux aperçus sur les effets de la transplantation ? À l’appui de cette thèse, je pourrais citer les résultats magnifiques, récemment constatés sur mes terres, d’une plante de tabac apportée de Belgique : elle a pris ici des proportions que j’appellerais volontiers monstrueuses. Et que dire des plantes légumineuses ve-