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FLEUR LOINTAINE

les familles sont nombreuses, l’adolescent doit gagner sa vie et celle des plus jeunes frères ou sœurs.

À quoi bon insister, puisque les blondes s’accommodent de ces cavaliers d’allure un peu épaisse, mais foncièrement bons ? S’ils savent sacrifier leur amour-propre, leur éducation s’achèvera sous le magistère insinuant de leurs promises qui leur apprendront les belles manières. La femme obéit à l’homme, c’est entendu ; mais elle se réserve souvent de l’éduquer et de lui donner d’utiles conseils. L’histoire renferme mille et mille exemples du raffinement que l’homme doit à sa compagne.

La famille Boivert est un microcosme où tout le Canada se trouve en raccourci. Pendant que ces traits de mœurs sont enregistrés au passage par notre Européen, et cela en beaucoup moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, les hommes s’installent sur la galerie centrale, tandis que les femmes vont disposer, sur un reluisant plateau, verres et bouteilles : vin sucré, vin sec, scotch, whisky, ginger-ale, ce sera au choix. La prohibition des spiritueux n’est pas faite pour la Province québecquoise. En attendant, le pot de tabac canayen et les cigares circulent devant les fumeurs. Dans la France de jadis, les bons campagnards ne recevaient jamais personne sous leur toit sans exercer une hospitalité généreuse, quelle que fût l’heure du jour ou de la nuit : il fallait manger et boire ; la ménagère cherchait dans ses armoires ce qu’il y avait de meilleur, tandis que le chef de famille allait fouiller dans sa réserve de vieilles bouteilles, pour en trouver une qui lui fît honneur. La Nouvelle-France n’a pas encore perdu ces charmantes traditions.

 

Quand tout le monde, fut installé sur les chaises berceuses, après avoir vidé un bon verre « à la santé des deux Frances », pipes et cigares s’allumèrent, et la conversation s’engagea en un style caractéristique dont Paul Demers avait remarqué quelques tournures, dans l’armée canadienne, au cours de la guerre : « Comment aimez-vous ça le Canada ? demanda le père Boivert au jeune Français ; par icitte, il nous fait plaisir d’avoir des nouvelles directes de là-bas. Des garçons comme vous, Monsieur Demers, c’est ben smart ; paraît que vous avez beaucoup étudié et que vous faites un voyage pour connaître les Canayens. Nous n’avons pas le parler français comme vous autres, qui sortez des écoles ; nos enfants pourraient même nous donner des leçons ; mais voyez-vous, dans notre jeune temps, on tenait plus souvent la hache ou la charrue que le porte-plume. À part ça, on se comprend tout de même avec ceux qui s’en viennent de l’autre bord. »

C’est l’antienne préliminaire de tous les gens du peuple qui s’adressent pour la première fois à un Français de la vieille France : ils s’excusent par avance des expressions qu’ils croient fautives, et qui sont souvent si pittoresques, même dans les anglicismes inévitables chez un peuple qui coudoie, depuis trois siècles, les fils de la blonde Albion. Paul Demers, pour rassurer le brave homme, lui fit remarquer que les Flamands, dans son pays de naissance, ne parlent que rarement français entre eux, et qu’il en est ainsi dans une bonne moitié de la France. Quant aux provinces qui n’ont pas d’idiome spécial, le bon peuple se crée un français qui est savoureux, sans être académique : « Parlez-moi votre canayen, Monsieur Boivert, ajouta le jeune homme. Je l’ai entendu avec plaisir parmi vos soldats durant la guerre. »

— « Ça a du bon sens, reprit le cultivateur… Ah ! la guerre, ça me fait encore frémir, après tout ce que j’ai lu dans les gazettes et tout ce qu’ont raconté nos braves soldats. Moi, je n’avais pas de fils en condition d’y aller, mais j’ai éprouvé ben de la peine quand j’ai su que l’ennemi remportait des victoires et marchait sur Paris. Par icitte, on en entendait quelques-uns qui disaient que la France était trop coupable, qu’elle avait chassé ces religieux, et qu’elle devait disparaître ! Voyez-vous Monsieur Demers, moi qui ne sacre jamais j’ai envoyé chez le diable tous ces maudits qui me blessaient le cœur. C’étaient pas des vrais Canayens qui auraient parlé comme ça, vaindienne ! Si, nous autres, on n’a jamais voulu être complètement anglais c’est pas pour devenir allemands. »

— « Cher Monsieur Boivert, répondit Paul Demers, la politique antireligieuse fait un mal incalculable à la France ; nous sommes une poignée de bons catholiques qui luttons contre l’indifférence et l’impiété, tout comme vous êtes ici trois millions de Canadiens-Français qui