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FLEUR LOINTAINE

À ce moment, Yvonne regarda sa sœur qui avait assisté jusque-là, sans y prendre part, à ce tournoi de spirituelles réparties ; la jeune fille semblait inviter son aînée à parler pour elle : « Sachez, cher Monsieur Demers, reprit la jeune femme, que notre Yvonne détend ses nerfs pour la première fois : c’est ce qui vous explique ses chevauchées en droite ligne ; elle ne sait pas y mettre de façon, ayant vécu jusqu’ici en recluse dans le monde. Elle s’est crue longtemps appelée à la vie religieuse, et ses indécisions lui ont occasionné de profondes souffrances intimes. Plusieurs de ses directeurs de conscience ont partagé longtemps ses illusions, ses scrupules. J’étais la seule à connaître son secret ; notre douce maman se rendait mal compte de ces tergiversations. Enfin ces derniers temps, Yvonne a suivi les exercices d’une retraite décisive ; nous avons prié ensemble et fait prier. Elle n’est pas faite pour le couvent. »

— « De pareilles dispositions vous honorent, Mademoiselle, s’empressa de dire le jeune homme, qui était lui-même si profondément religieux. J’ai toujours entendu dire que toute jeune fille pieuse, à un moment donné, se croit appelée à prendre le voile. Mais ce n’est pas là une marque infaillible de vocation. Mes sœurs à moi ont éprouvé les mêmes désirs passagers, sans y donner suite. Vous savez du reste, ajouta Paul Demers avec un soupir, que les mariages survenus n’étaient pas selon mes vœux… »

La famille Desautels était au courant de cette situation familiale de son hôte, et elle lui accordait d’autant plus d’affection : « Nous tâcherons de vous faire oublier ces chagrins, dit Madame Desautels : car, sachez-le, vous faites grandement partie de notre famille. »

Le soir tombe : les quatre invités se dirigent à pied vers la maison Boivert qui est toute proche ; Henri, absorbé jusqu’ici par son courrier et par tout son dossier d’affaires pendantes, qu’il a apportées de Montréal, n’a participé ni à la pêche ni aux autres distractions ; il est tout heureux de prendre une marche et de se dégourdir les jambes. Du plus loin qu’il aperçoit les visiteurs, le père Boivert part à leur rencontre : « Bienvenue ! » s’écrie-t-il à mesure qu’ils approchent. On échange de vigoureuses poignées de mains, et bientôt, toute la famille s’avance à son tour pour recevoir les amis.

Roméo Boivert est encore vigoureux, bien qu’il ait dépassé la cinquantaine : c’est, à n’en pas douter, un Normand authentique ; taillé en force, sanguin sans mélange, la mine largement épanouie, il laisse transparaître sur sa physionomie toute la fierté qu’il éprouve ce soir-là. Sa femme paraît encore jeune : elle sourit aimablement à ces messieurs. Le fils aîné est marié et habite la même maison ; la bru est entourée de trois jolis marmots. Deux autres gars vigoureux, encore garçons, font auprès de leur père leur éducation agricole. Trois jeunes filles ont fini depuis peu leurs études à l’académie de Ste-Agathe : ce sont elles qui ont présidé tout-à-l’heure aux préparatifs pour la réception du soir ; une de leurs sœurs, la plus jeune, est partie depuis six mois, pour faire son noviciat chez les Religieuses de Ste-Anne. Rares sont les familles canadiennes qui ne donnent pas à l’Église un ou plusieurs enfants. Quant à la fille aînée, superbe brune au regard intelligent et expressif, elle se fait un devoir et une joie de présenter aux visiteurs son ami. un garçon du voisinage, un habitant lui aussi, et qui s’est endimanché pour venir voir sa blonde… ; qu’importe si elle est brune, puisque le terme est consacré ?

Paul Demers, dans ses diverses rencontres, a déjà noté les contrastes qui existent entre filles et garçons, dans la classe laborieuse du Canada, tant à la ville qu’à la campagne. Dès le jour de son arrivée à Montréal, il a été frappé de l’air de distinction du monde féminin, sur la rue Ste-Catherine : généralement plus petites de taille que les Françaises, mais bien prises, les Canadiennes ont les traits particulièrement fins, et surtout le regard plein de feu. Les échantillons qu’il a pu apercevoir depuis, et qu’il contemple, ce soir, confirment ses impressions premières : « Ces gaillardes-là, se dit-il, sont joliment troussées : rien d’étonnant que les garçons en soient vite amoureux. » Paul Demers sait, de par ailleurs, que les jeunes filles du Canada sortent, assez instruites, des Écoles ou Couvents où se fait leur éducation. La gent masculine du monde des travaillants est moins favorisée au point de vue de la culture intellectuelle : cérébralement moins précoce que les filles, les garçons quittent l’école au moment où ils en profiteraient ;