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FLEUR LOINTAINE

chir le seuil de votre âme. Les jeunes filles du Canada sont plus hardies que les cousines de France. Pour moi, je suis dans la catégorie des timides, d’après ce que Maman a pu m’en dire ; mais je tâche de me corriger. En tout cas, Monsieur Demers, je me sens bien à l’aise avec vous, et vous me permettrez de vous taquiner, dès que je verrai passer une ombre sur votre front. Il faudra bien qu’on fasse connaissance autrement que par les narrations militaires de Robert ! Ah ! ce Robert, ce qu’il est resté poilu ! Il vous aime, lui, tout d’une pièce. Mais, nous les femmes, nous ne savons pas nous contenter d’une description ou d’un portrait moral grosso modo. Nous voulons, en bonnes filles d’Ève, scruter les replis du personnage. »

Cette question inopinée était une révélation pour le jeune homme. La maman Desautels avait dû sermonner sa fille, sur son attitude trop distante à l’égard d’un hôte si privé de son pays. Avec sa coutumière intuition, Paul Demers comprit qu’il avait été observé plus encore qu’il ne pensait, dans la séance du matin ; on avait parlé de lui en sourdine, au retour ; les dames s’étaient liguées pour brusquer les confidences et forcer les portes du cœur qui hésitait à s’ouvrir. Un pas considérable était franchi, dans la voie du laisser-aller tout affectueux ; quelques semaines allaient suffire pour faire, du « cousin de France », un intime parent.

« Mademoiselle, répondit-il, vous me portez là un coup droit qui n’a rien d’offensant. L’anémie due à la guerre m’a rendu taciturne par intermittence ; il reste quelque chose dans mon cœur, de tous ces ébranlements nerveux ; je vous serai reconnaissant de me tirer de mes rêveries, par des commotions moins violentes que celles du canon. Mais aussi, ajouta-t-il familièrement, je vous étudie de loin, Mesdames et Mesdemoiselles les Canadiennes ; votre brusque irruption dans mon domaine moral me donnera le droit de la réciproque, et cela promet des études particulièrement fouillées. »

« Enfin, Mademoiselle Yvonne, soyons francs : je vous ai paru mélancolique ce matin ; vous m’avez regardé souvent, et vous paraissiez inquiète de me voir ainsi. » Yvonne rougit légèrement d’avoir été dévisagée, alors qu’elle croyait ses yeux dans le pénombre de son large chapeau blanc orné de rubans roses. — « Je l’avoue, dit-elle, et je me suis promis, avec ma sœur, de ne pas vous abandonner à une solitude trop profonde. Nous voulons vous guérir de toute manière ; sans vous faire oublier votre terre natale, nous désirons que vous en trouviez ici le prolongement. »

Puis, s’enhardissant au cours de cet entretien, le premier qui ne fût pas de commande, la blonde Yvonne lança ces mots interrogatifs : « Il ne faut pas nous laisser croire, Monsieur Demers, que vous avez épuisé vos sentiments les meilleurs dans la société féminine de là-bas. Vos petites cousines Canadiennes sont peut-être moins raffinées, moins compliquées que les petites Françaises dont le charme reste vivant dans votre souvenir : mais nous rachetons notre simplicité par un cœur vibrant et loyal. »

— « Je m’en suis déjà rendu compte, répliqua le jeune homme. Au reste, je n’ai pas eu le temps de cultiver chez nous la galanterie même la plus désintéressée, à titre de curiosité et de distraction. Les livres, la guerre, c’est le double résumé de ma vie jusqu’à ce jour. Vous avez affaire à un demi-sauvage, ajouta Paul Demers en riant. »

— « Et moi, reprit Yvonne, j’aime assez ce genre de sauvagerie, pour l’avoir pratiqué à ma manière. Puisque Monsieur le Français a si bien observé, ce matin, la direction de mes regards, voudrait-il me dire ce qu’il pensait de moi, dans ses savantes méditations ? »

Monsieur le Français n’en revenait pas du chemin parcouru dans le laps d’une demi-journée. « C’est le pays de la vie intense, pensait-il ; les jeunes filles sont aussi expéditives dans les questions sentimentales qu’en tout le reste ; elles brûlent les étapes de la Carte du Tendre… Après tout, une attitude loyale vaut mieux qu’une politesse guindée. Il n’y a, dans ce jeu, rien que de très innocent. Allons-y à la militaire, et faisons une charge sur le terrain de la franchise, flamberge au vent !…

« Mademoiselle, répondit résolument Paul Demers, je pensais de vous beaucoup de bien. Mais, ayant connaissance de la précocité des cœurs au Canada, je ne dissimule pas que j’éprouvais un grand étonnement à votre sujet. Il y a peut-être là des secrets que je ne suis pas en droit de savoir, mais c’est vous-même qui serez responsable de mon indiscrétion, si indiscrétion il y a. »