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FLEUR LOINTAINE

de ces mines florissantes. La table a des menus variés et succulents : les mets sont de première fraîcheur, en provenance directe de la basse-cour, du jardin et du verger.

Au cours du repas, Madame Desautels mère annonce que le voisin, Roméo Boivert, invite les nouveaux-venus de la ville, y compris le grand Français, à passer un moment chez lui ce soir même, après souper. Il a une bouteille de bon vin à leur offrir, et du tabac d’un arôme exquis. Henri, Robert et leur père se promettent de répondre à cette invitation, que l’on sait cordiale ; Paul Demers se joindra volontiers à ses amis ; on lui montre par avance cette habitation adossée au côteau voisin.

III


La maison Boivert, comparativement à la vaste ferme de Charles-Édouard Desautels, symbolise la propriété moyenne. Roméo Boivert a reçu tout son butin par voie d’héritage ; son père et sa mère ont peiné dur et ferme, pour arrondir les quelques arpents qu’ils tenaient eux-mêmes de leurs ascendants immédiats, défricheurs des temps héroïques. La vieille maison de pierre bâtie par les aïeux existe encore, un peu plus bas, sur une « terre à blé ». Mais elle était humide et insuffisante, on l’a transformée en grange, pour y entreposer les outils agricoles durant la saison des grands travaux.

La maison familiale, construite depuis une trentaine d’années, est coquette sans être luxueuse. Tout autour règne une galerie en bois, balcon cher aux nouveaux Canadiens : c’est là qu’on s’abandonne au doux balancement de la chaise berceuse, le soir, après le labeur des chaudes journées. L’habitation des Boivert, en solide bois de pin, isolée des dépendances de la ferme, est en tout semblable à la plupart des maisons qu’on aperçoit de nos jours dans la campagne canadienne ; cela rappelle les chalets suisses, à la peinture près : au lieu du vernis couleur de bois, qui donne un aspect grave et quelque peu mélancolique aux logis alpestres, on aime les couleurs voyantes, au Canada : c’est le pays de la lumière, du soleil ardent en été, des réverbérations neigeuses en hiver ; les cloisons sont peintes en blanc, à l’intérieur comme à l’extérieur du logis : durant la belle saison, les persiennes vertes s’harmonisent avec les bois voisins, avec l’érable du pays qui répand son ombre tutélaire sur le toit béni de Dieu.

Des familles nombreuses et robustes s’abritent dans ces maisons si petites en apparence : au rez-de-chaussée, appelé premier étage par les habitants, la cuisine sert généralement de vestibule central et donne accès aux diverses chambres, ainsi qu’à l’escalier qui conduit au second plancher, c’est-à-dire au premier étage : là se trouvent la salle de bains et les chambres des enfants. Dans les maisons tant soit peu aisées, la grande cuisine a disparu, et l’on voit, en entrant, un joli salon avec piano et bibliothèque.

 

Les Boivert, sans être très riches, appartenaient donc à la classe des paysans aisés : les jeunes filles avaient un salon bien tenu pour recevoir leurs grandes camarades et plus volontiers encore leurs amies ; sans avoir été pensionnaires dans les écoles de la grande ville, elles étaient autrement instruites que leurs parents et même que leurs frères ; elles n’en aimaient pas moins les travaux du ménage et participaient gaillardement à la fenaison dans les prés voisins ; mais, comme la plupart des jeunes canadiennes, elles n’avaient rien de campagnard : c’étaient des demoiselles bien élevées.

Dans cette après-midi estivale, elles se préparaient à la grande visite du soir ; un Monsieur Parisien devait se joindre aux Messieurs Desautels : il fallait donc lui donner une bonne opinion de la famille et du pays. Pendant ce temps, Paul Demers et ses amis, après une sieste consciencieuse, étaient retournés au lac doublement riche en poissons et en beaux rêves. Cette fois, le cher hôte de la famille avait été invité à rapprocher sa barque de celle où trônaient les deux sœurs, sauf à interrompre parfois, la partie de pêche par une partie de bavardage, Robert était le seul à prendre son travail au sérieux : on le voyait, sur le bord opposé, lever souvent sa ligne d’un air satisfait. Il s’était fait la main et la chance était pour lui.

« N’éprouvez-vous pas un peu le spleen, Monsieur Demers, demanda gentiment Yvonne à son voisin ; vous m’avez semblé rêveur dans la matinée. Ce n’est pas indiscrétion de ma part, je pense, de fran-