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FLEUR LOINTAINE

Même à Ste-Agathe, il se serait volontiers dispensé de la pêche pour aller aux champs ou dans les bois ; mais il voulait faire plaisir à Robert ; d’ailleurs. Madame Robert Desautels et Mademoiselle Yvonne partageaient les goûts de cet enragé pêcheur à la ligne. Il n’en fallait pas davantage pour attirer Paul Demers du côté des lacs.

Ce matin-là, il avait profité du premier mauvais vouloir des poissons pour rentrer en lui-même, après le tourbillon des événements qui avaient suivi son arrivée à Montréal. Il se sentait renaître à la vie, sur cette terre encore neuve, dans cette atmosphère si pure. Toutefois, son complet rétablissement n’était rien moins que certain, même dans un avenir éloigné. N’étant plus étourdi par son prévenant entourage, le jeune homme rêvait dans la solitude de sa barque : il rêvait au passé, à la France qu’il avait quittée, aux siens qui n’étaient plus ; sans avoir le mal du pays, il promenait volontiers sa pensée sur ces chères ombres évanouies ; il se consolait à la vue de cette France Nouvelle, si robuste et si riche de promesses.

Mais quel serait son sort à lui, parmi ce peuple débordant d’activité ? N’allait-il pas devenir une épave, à l’instar de tant de victimes de la guerre ? Car la guerre a laissé des survivants, après avoir couché tant de héros sous la croix de bois ; les survivants, eux, portent la croix de bois sur leurs épaules, et celle de Paul Demers lui semblait lourde par moments.

Tandis qu’il se livrait à ces réflexions, il avait remarqué que Mademoiselle Yvonne ne le quittait guère des yeux. Cette jeune fille si discrète, si réservée, n’avait ressenti jusque-là aucune des inclinations pourtant précoces dans l’âme féminine canadienne ; contrairement à sa sœur Aurore, dont quelques aventures innocentes en soi, mais inquiétantes pour l’avenir, avaient nécessité la réclusion relative de l’internat scolaire, Yvonne demeurait sage et n’avait reçu encore aucun ami, selon le terme consacré dans le langage canadien pour désigner un prétendant. Peut-être les étourderies de sa sœur avaient-elles contribué à cette exceptionnelle réserve.

Ils sont rares, surtout de nos jours, les adolescents du Canada qui, arrivés à 17 ou 18 ans, ne visitent pas leur blonde. Les familles honnêtes se prêtent volontiers à ces jeunes amours : le mardi, le jeudi et le dimanche sont les jours fortunés. En tout bien tout honneur, le jeune cavalier, encore blanc-bec, vient faire son apprentissage de la vie sentimentale, et les parents de la blonde sont fiers des succès de leur fillette. Tout se passe pour le mieux dans les familles chrétiennes : si le garçon est sérieux, on espère que ces innocentes relations auront des suites ; s’il n’est pas agréé, après un certain temps, on l’éconduit avec politesse et il va chercher un autre placement de son cœur.

Mais, dans les milieux moins avertis, c’est parfois l’amour à titre de simple amusement. Des parents aveuglés commettent ou laissent commettre les pires imprudences, accordent des libertés outrées là où il ne s’agit que de flirt à la façon américaine, et il en résulte des aventures fort romanesques. Les étrangers s’étonnent du sentimentalisme qui règne chez ce peuple : c’est que les étrangers ne pensent qu’aux neiges et aux frimas canadiens, sans réfléchir aux chauds étés qui ont transformé la vieille race française, et ont avancé de deux ou trois ans l’âge de l’adolescence masculine et féminine. On est amoureux et même nubile de bonne heure, au Canada, presque comme en Algérie, en Tunisie ou au Maroc.

II


Paul Demers connaissait par ses lectures ces intéressants détails ethniques, et il s’en était déjà entretenu avec ses amis Desautels, depuis son arrivée. Aussi bien, il y avait pour lui quelque chose de mystérieux dans le cas d’Yvonne : elle ne paraissait certes pas avoir la vocation religieuse, encore que sa piété fût très vive ; alors, pourquoi cette indifférence à l’égard des hommes ? La famille ne semblait nullement opposée à tout projet matrimonial dont la jeune fille eût suscité l’occasion ; Robert n’avait-il pas dit à son ami, le jour même de son arrivée : « Je te souhaite de trouver plus tard un cœur comme celui-là. » Yvonne avait dû être remarquée par nombre de jeunes gens ; les avait-elle évincés, et pourquoi ?

Toutes ces questions revenaient à l’esprit du jeune homme, pendant qu’il flânait sur sa barque et qu’il pouvait voir discrètement, à la dérobée, deux yeux qui se tournaient souvent vers lui, deux yeux empreints de pitié, de sympathie visible. À n’en pas douter, Yvonne s’intéressait déjà, plus qu’elle ne pouvait se l’avouer, à cet