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FLEUR LOINTAINE

pas retarder votre cure de grand air sur les hauteurs. »

Les jeunes pianistes bavardaient aussi depuis un moment, ayant laissé leur musique. Mademoiselle Héliane prit congé avec sa petite sœur. Paul Demers remarqua qu’Yvonne lui tendait froidement la main : il n’y avait pas d’intimité entre ces deux âmes, si différentes d’idées et de sentiments.

DEUXIÈME PARTIE

I


« Dis donc Paul, est-ce que ça mord, de ton côté ? Ces satanés poissons ont juré de se payer ma tête ce matin ! Si ça continue. je vais rentrer bredouille. »

C’est en ces termes que Robert Desautels, peu chanceux à la pêche ce jour-là, s’adressait à son ami Paul Demers. Diverses barques étaient immobiles sur le lac poissonneux le plus rapproché de Ste-Agathe-des-Monts, au bord de la route qui conduit à Ste-Adèle. Robert et son ami avaient chacun leur canot ; Madame Robert Desautels et sa belle-sœur Yvonne avaient un canot commun dont elles occupaient respectivement les extrémités. Plus loin, on apercevait des étrangers, infatigables « chevaliers de la gaule » qui contemplaient patiemment le bouchon de leur ligne, prêts à relever d’un geste triomphal, l’arme pacifique qu’ils avaient en main, pourvu que tanches, carpes ou barbeaux fussent disposées à se laisser prendre. Souvent, comme il arrive, un banc de goujons voraces mettait en émoi les intrépides pêcheurs : le bouchon s’agitait, la ligne volait en l’air, et le menu fretin était cause d’une humiliante déception.

Robert Desautels subissait cet agacement depuis son arrivée au lac ; enfin, une respectable carpe daigna s’intéresser à son hameçon : c’était une belle pièce qui tomba frétillante dans la barque ; un grand silence se fit, par crainte d’effrayer carpes et carpillons qui accompagnaient peut-être cette première unité.

Paul Demers s’était souvent amusé à cette reposante distraction, sur les bords de la Seine et de la Marne : mais, à vrai dire, ce n’était pas un passionné pour cet art où la température a plus d’influence que l’inspiration personnelle. Dans les circonstances actuelles, il retrouvait là simplement une occasion de méditer à son aise, au sein d’une nature idéale pour lui, tant au physique qu’au moral.

Presque toute la famille Desautels s’était réunie à Ste-Agathe. Depuis une semaine, les enfants se trouvaient en vacances : ceux d’Henri et de Fernand s’étaient empressés de fuir les plaines du St-Laurent pour venir respirer l’air des hauteurs. Charles-Édouard n’était, à vrai dire, que le représentant de tous ses frères et de ses vieux parents à Ste-Agathe, en tout ce qui concernait la propriété bâtie : la maison était comme un hôtel immense au cours de chaque été : c’était le triomphal spectacle de la grande famille canadienne, dont les diverses branches formaient un faisceau compact durant la belle saison.

Mais, pour ce qui était du domaine exclusivement agricole, Charles-Édouard était maître incontesté. Comme son frère Ferdinand, il avait suivi des cours à l’Institut d’Oka et il se tenait en rapports avec la grande ferme expérimentale d’Ottawa ; il était à l’affût des moindres progrès ; c’était un agriculteur scientifique, connaissant à fond les dernières méthodes de labour, d’engrais, d’ensemencement, ainsi que les problèmes de l’élevage, de l’exploitation rationnelle des forêts, sans compter l’apiculture qui charmait ses loisirs. Les habitants du voisinage, un peu sceptiques au début, comme le sont tous les paysans, commençaient à prendre modèle sur lui.

Chacun sait, au Canada, que le sol des Laurentides est difficile à cultiver : les rochers émergent du sol à chaque pas et rendent impossible l’emploi des machines agricoles. Néanmoins, les veines de terre féconde ne manquent pas dans les environs de la Rivière du Nord. Charles Édouard tirait un parti merveilleux des moindres parcelles de terrain ; il s’accrochait à cet humus peu profond et en obtenait le maximum de rendement. Une scierie mécanique, qu’il avait installée près de la gare du Pacifique-Canadien, complétait ses revenus.

Quand il voulait utiliser plus exclusivement ses connaissances agricoles, il se rendait dans les grasses plaines de L’Assomption, chez son frère Ferdinand, dont il était le conseiller. La veille de ce jour de pêche, il y avait conduit Paul Demers : l’ingénieur-agronome s’était extasié devant cette organisation qui correspondait si parfaitement aux théories de ses livres.