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FLEUR LOINTAINE

de choses, t’avaient au moins laissé ce doux passe-temps. Voici une bouffarde que je te réservais, et puise dans ce bocal : c’est du bon tabac canayen, mon vieux compère ! Ça chasse toutes les idées noires et ça vous met de l’équilibre dans les circonvolutions cérébrales. »

Comme on peut le voir, Robert avait conservé quelque chose du langage pittoresque qui a fleuri dans les régions des tranchées, tandis que le canon, les torpilles, les obus, émettaient des notes autrement sévères. Gaillard par tempérament, ce Canadien avait porté là-bas tout son optimisme, son franc-parler, et il s’était vite trouvé à l’unisson de l’accent gouailleur et cocardier du soldat français, exposé à la mort nuit et jour. Paul Demers retrouvait son brave camarade tel qu’il l’avait connu, pendant les années de misère et de joyeuse endurance.

« Je t’avais déjà raconté sommairement pendant la guerre, dit Robert à son ami, l’histoire de la famille : toi qui connais les vieux papiers et les vieux livres, tu nous renseigneras sans doute tôt ou tard sur notre généalogie ; les Desautels sont des Canadiens de vieille date ; pour moi, j’y perds mon latin et pour cause, car je n’ai guère cultivé la langue de Cicéron depuis le collège ; l’école des Hautes Études Commerciales, dont j’ai suivi les cours à Montréal, n’a rien de commun avec la Faculté des Lettres.

« Quoi qu’il en soit, nos ascendants connus se sont toujours partagés entre deux carrières, l’agriculture et le commerce, et cela de père en fils, depuis plus d’un demi-siècle. C’est bien vrai, Papa, » fit Robert se tournant vers son père. — « Tu oublies une troisième vocation, la plus noble de toutes, répondit M. Desautels. Il y a toujours eu des religieux ou religieuses dans la famille, grâce à Dieu. » — C’est vrai, reprit Robert ; j’ai mon frère Félix qui est père Oblat dans les missions de l’Ouest.

« Mais, parmi ceux qui ne sont pas de l’Église, nous sommes actuellement deux dans les affaires de fourrures ; notre siège commercial est rue Ste-Catherine, où nous irons dans l’après-midi. Soit dit en passant, nous sommes en relations avec la maison Révillon de Paris, qui a ici une succursale rue McGill. Mon frère Henri, qui est le cadet de la famille, est mon patron et associé ; il est marié et a trois filles et six garçons. Les agriculteurs sont Charles-Édouard notre aîné, qui réside à Ste-Agathe des Monts, comme je te l’ai dit ce matin ; outre les deux enfants que tu as vus, il en élève cinq autres. Tu feras un effort de mémoire, mon vieux colon, pour dresser dans ta tête tout cet arbre généalogique. »

— « Je le vois, répliqua Paul Demers, la famille est bénie de Dieu. »

— « Ce n’est pas fini, continua Robert : il reste encore Ferdinand, établi sur les terres de L’Assomption, à trente milles de Montréal ; il est entouré de quatre filles et de trois garçons. »

— « Si mes souvenirs sont exacts, dit Paul Demers en s’adressant au père de son ami, vous étiez vous-même dans le commerce, Monsieur Desautels ? » — « C’est vrai, répondit le vieux papa ; j’ai été enseveli dans les fourrures dès l’âge de 15 ans, et j’en ai 65 ; à l’époque de ma jeunesse, Montréal ne ressemblait guère à la ville que vous allez visiter, et je n’ai pas eu l’avantage des études que nous faisons faire à nos enfants. »

— « Maintenant, dit encore Robert, un mot des filles, pour en finir avec ce chapitre de classification : Bébé, de son vrai nom Rolande, a 12 ans ; elle suit pour le moment les cours de l’Académie Bourgeois, non loin d’ici ; Aurore a 17 ans : c’est la plus forte gaillarde de la couvée, ainsi que tu as pu voir ; parfois mauvaise tête, mais du cœur plus qu’il n’en faut ; elle est en congé aujourd’hui ; la pension lui convenait mieux que l’externat, pour assouplir son caractère ; nous l’avons confiée aux Dames du Sacré-Cœur qui habitent le Sault-au-Récollet. Dans quelques jours, toute cette jeunesse sera en vacances et nous suivra à la campagne.

« Tu connais ma sœur Yvonne, qui a juste vingt ans ; nous avons fêté son anniversaire il y a un mois. Mon brave Paul, je te souhaite de trouver un cœur semblable à celui-là, quand le moment sera venu. Elle a fait ses études chez les Dames de la Congrégation, rue Sherbrooke ; pas besoin n’était de la mettre en pension, notre douce Yvonne ; c’est un modèle de souplesse et de bonne grâce. Pour l’instant, elle est maîtresse de maison avec ma mère, et Dieu sait si elle s’en acquitte avec tact et dévouement ! »

Le visage de Monsieur Desautels père s’était épanoui en entendant parler de son Yvonne : « Oui, dit-il, tout le monde l’aime et nous lui souhaitons un heureux ave-