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FLEUR LOINTAINE

tes, si franches, cette cordialité si simple, cette bonne grâce dans les moindres gestes, tout lui rappelait la haute distinction des vieilles familles de France restées fidèles à leur province ; la vraie noblesse des manières produit l’aisance des relations et ne met personne à la gêne. Sa dernière toilette était à peine achevée, qu’il entendit frapper à sa porte. C’étaient Yvonne et Aurore qui venaient le chercher : le déjeuner était servi.

Yvonne, que Paul Demers avait mal vue dans ses fourrures, était encore dans son négligé du matin : elle avait épinglé quelques œillets rouges à son corsage rose-pâle. Sa physionomie, d’un ovale très pur, révélait entre dix-neuf et vingt ans. Ses grands yeux bleus avaient une expression peu commune ; les étrangers sont unanimes à trouver particulièrement expressif le regard des jeunes Canadiennes. De longues nattes de cheveux blonds formaient quelques nœuds négligemment disposés sur sa nuque ; quelques boucles, émergeant çà et là, encadraient son profil. Son teint respirait la santé : on voyait de prime abord que ses lèvres empourprées et ses joues roses n’avaient besoin d’aucun fard artificiel. Sans être grande, elle était de taille élancée, et sa démarche trahissait des lignes d’une admirable harmonie.

Quant à Aurore, elle semblait la bien-nommée par ce clair matin ; elle n’était déjà plus une enfant, mais ses longs cheveux bouclés flottaient encore sur ses épaules. Sans le savoir, ou pouvait lui donner seize ans, dix-sept au plus. Contrairement à sa sœur aînée, elle était brune, avec des yeux très vifs. Vigoureusement musclée, elle paraissait une fervente des sports féminins : c’était une superbe académie ; elle était presque aussi grande que sa sœur Yvonne, mais ses formes plantureuses, sa forte prestance, lui donnaient un aspect plus ramassé. Nature ardente, précoce, passionnée de bonne heure, elle contrastait avec le caractère plus doux de son aînée, et son éducation avait donné lieu à quelques démêlés avec ses maîtresses. La piété qui régnait dans la famille avait eu raison, sans trop de peine, de cette exubérance de vie.

D’un coup d’œil, le physionomiste qu’était Paul Demers n’eut pas de peine à pressentir ces nuances qui différenciaient les deux jeunes filles ; mais il ne s’y arrêta pas, et ne voulut voir en elles que deux jeunes cousines d’un degré lointain, deux petites françaises du Canada : « Je suis fier de ma race, se dit-il en lui-même ; elle s’est magnifiquement embellie sur ces bords lointains ; combien de jeunes Français, sur l’autre continent, auraient les yeux éblouis par ces fleurs éclatantes ! »

IX


Sans s’attarder davantage, il descendit à la salle à manger sous cette gracieuse escorte. Il remercia Bébé de la gentillesse qu’elle avait eue de lui composer un bouquet délicieusement varié, entrelacé de rubans tricolores. Mais Bébé semblait triste depuis un moment : un peu gâtée comme tous les enfants derniers-venus, elle avait parfois des caprices ; ses douze ans étaient une excuse. « Allons, lui dit sa mère, réponds gentiment à Monsieur Demers ; qu’y a-t-il donc ? » Et Bébé, se penchant d’un air câlin sur l’épaule de sa maman, lui souffla ces simples mots : « Je suis fâchée que ce grand ami français n’ait pas encore embrassé une toute petite canadienne comme moi. » — « Ah ! voilà le grand secret, s’écria en riant Madame Desautels. Monsieur Demers, apprenez que cette enfant est un cœur ultra-sensible ; elle ne peut se faire à l’idée que vous l’ayez traitée comme une grande fille ; elle demande simplement de vous souhaiter la bienvenue comme une fillette en se jetant dans vos bras ! »

— « Exquise petite enfant, dit Paul Demers, j’aurais dû y songer plus tôt ; c’est moi qui ai tort. » Et, s’avançant, il déposa sur ce front candide un tendre baiser. « C’est, dit-il, le baiser de la vieille France à l’autre France encore jeune. » — « Et il demeure entendu, ajouta la petite fille d’un air lutin, que ce ne sera pas le dernier. » Aussitôt, les enfants de Charles-Édouard, Rosaire et Jeanne d’Arc, enhardis par le geste de leur plus jeune tante, se précipitèrent dans les bras du « grand ami ». Ces fantaisies d’enfants avaient un sens profond. Paul Demers se rendait compte déjà du caractère affectueux de tout un peuple, et des raffinements de l’éducation donnée à son élite.

« Voyons ! se récria Robert, qui trop embrasse manque le train, comme disaient les poilus. Mettons-nous à table, car j’ai l’estomac dans les talons ! » Selon l’usage des milieux chrétiens, Madame Desautels, mère de cette grande famille, récita le Bénédi-