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FLEUR LOINTAINE

puleuses. Dieu veuille que vous y trouviez un vaste champ d’activité, après y avoir refait vos forces. Je ne vous oublierai pas soyez-en sûr. Vous êtes un peu comme ce jeune homme que le Sauveur aima dès qu’il l’aperçut, d’après le texte des Évangiles. Laissez-moi donc vous ouvrir mes vieux bras de missionnaire et vous presser paternellement sur mon cœur, avec l’espoir de vous retrouver dans le grand repos de l’Éternité. »

Paul Demers ne put que répondre quelques mots de remerciement : l’émotion de ce vieillard l’avait gagné, et il comprenait tout ce qu’un vieux cœur peut renfermer de tendresse, au moment où il va quitter les êtres qui le comprennent pleinement. Le Père prit place dans la voiture qui lui était destinée, et, après un dernier salut, le jeune homme monta à son tour dans le confortable wagon du Pacifique Canadien. Il alla prendre un léger repas au wagon-restaurant, se promena encore sur le quai, tandis que le crépuscule jetait un dernier reflet sur les hauteurs de la ville ; la nuit enveloppa bientôt tout le port. Ému, remué jusqu’au fond de l’âme par l’affection dont il était l’objet dès sa descente sur le sol de sa nouvelle patrie, Paul Demers regagna sa place dans le train : le nègre avait transformé les sièges en lits moelleux. Le jeune voyageur s’ensevelit derrière ses rideaux, et, vers dix heures du soir, le convoi s’ébranla dans la direction de Montréal.

C’est la dernière étape qui commence : le train glisse sur ses bogies ; Paul Demers se laisse doucement bercer par ce mouvement plus ferme et plus régulier que le roulis et le tangage de l’Empress, et il ne tarde pas à s’endormir profondément. Au bout de quelques heures il a l’impression vague d’un va-et-vient dans le couloir du wagon ; des voyageurs se dirigent vers la porte de sortie ; sans être complètement réveillé, il perçoit la voix du contrôleur qui annonce Trois-Rivières. La moitié du parcours est déjà franchie. Il se rendort de plus belle et ne sort de son sommeil qu’aux lueurs de l’aube naissante. Le fidèle nègre a déjà commencé son travail de transformation dans ce vaste dortoir ; les lits disparaissent comme par enchantement, les matelas sont hissés dans les placards supérieurs de la voiture, les sièges sont remis en place, tandis que les voyageurs se dirigent vers le lavabo où s’étalent les coffrets de toilette. Paul Demers procède aux soins minutieux de sa personne, selon sa coutume ; il veut se présenter en bonne forme à ses amis et faire disparaître toute trace de fatigue.

L’aurore fait bientôt place au plein jour ; le train file à toute vapeur ; on aperçoit des villas coquettes, entourées de jardins ; c’est la banlieue de la grande ville. Des tramways circulent sur les routes voisines de la voie ferrée ; il y a déjà un moment que le pont de Lachine, sur le St-Laurent, a été franchi. Dernier arrêt : Montréal Ouest ; on pénètre au cœur de la ville, et le train ne tarde pas à faire son entrée dans la gare Windsor.

Malgré l’heure matinale, nombreuses sont les familles massées sous le grand hall de sortie pour attendre les voyageurs : la foule se presse, des remous se produisent, on se reconnaît de loin, ce sont des acclamations sans fin. Paul Demers s’avance, accompagné du porteur nègre qui tient sa valise ; avant même qu’il ait pu distinguer ses amis dans cette foule bruyante, il s’entend appeler par son nom : « Paul Demers, mon vieux camarade, par ici ! » C’est Robert Desautels qui est là, avec sa jeune femme et sa sœur aînée ; les deux camarades de tranchées s’embrassent comme des frères ; Robert présente Madame Desautels et sa sœur Yvonne ; le voyageur s’incline avec respect ; mais ces aimables personnes lui tendent familièrement la main.

« Mon brave Paul, s’écrie Robert, tu excuseras le reste de la nichée de n’être pas venue à ta rencontre ; jeunes et vieux commençaient à ouvrir l’œil quand nous sommes partis. Je suis sûr qu’ils se préparent à te recevoir, car il n’est plus question que de toi depuis des semaines. »

— « Mon cher Robert, répond le voyageur, tu n’as pas à t’excuser ; tu ne saurais croire combien je suis touché de cette chaude sympathie… J’aurai à te raconter mon premier contact avec le monde canadien : il s’est produit au cours de mon voyage, et s’est complété dès hier par ta bonne missive. Soyez tous remerciés. »

— « As-tu des formalités à remplir auprès de la douane, reprend Robert ; je crois que ces opérations ont lieu à Québec, pour les vaisseaux qui ne viennent pas à Montréal. » — « C’est exact ; nous avons eu un assez long arrêt pour faire visiter nos bagages. » — « Alors, en route ! Il y a assez longtemps que tu roules, mon vieux : tes malles seront retirées plus tard. J’ai lais-