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FLEUR LOINTAINE

Paul Demers avait contemplé longuement, en compagnie du Père, ce panorama unique au monde. Ayant regagné un instant sa cabine, il trouva sur la tablette fixée au bord de son lit un pli à son adresse : le courrier de Rimouski venait d’être distribué ; il lut sur l’enveloppe : « Monsieur Paul Demers, à bord de l’Empress of France, Pointe-au-Père, Province de Québec. » Le cachet postal de départ portait Montréal, mais l’écriture lui était inconnue. Il se hâta d’ouvrir cette mystérieuse missive : « Cher Monsieur Demers, vos amis qui vous attendent impatiemment s’empressent de vous souhaiter la bienvenue sur la terre canadienne. » Et toute la famille présente avait signé : « Monsieur et Madame Desautels, père et mère ; Monsieur et Madame Robert Desautels ; Yvonne, Aurore, Bébé. » Ce dernier nom désignait la plus jeune des filles qui s’appelle toujours Bébé dans la famille canadienne ; son vrai nom était Rolande. Le jeune homme, vivement touché de cette délicate attention, court au Bureau de Télégraphie sans fil et répond par ce radiogramme : « Aux prévenants amis de Montréal, mille choses affectueuses ; voyage excellent ; dernière étape idéale. À bientôt. » Ainsi donc sa famille d’adoption ouvre déjà les bras pour le recevoir ; il entrevoit un toit des plus hospitaliers, il sent battre des cœurs sympathiques.

« Ils sont bien tous, se dit-il, tels que les exemplaires connus en France. Quelle destinée Dieu me réserve-t-il dans ce peuple si accueillant ? Je l’aime de toute mon âme, cette nation sœur de la mienne. »

Sur ces douces réflexions, le jeune homme va rejoindre son vieux compagnon et lui raconte la délicieuse surprise qu’il vient d’avoir. « Je n’en suis pas étonné, dit le bon Père ; vous aurez mille occasions de constater ces dispositions amicales. Le cœur canadien est sensible jusqu’à l’excès ; c’est le cœur d’une race encore candide dans sa spontanéité ; le moindre geste bienveillant remplit ces gens-là d’enthousiasme. Vous aurez simplement à prendre garde de ne pas les froisser, car ils ont la susceptibilité des âmes aimantes ; un rien leur fait plaisir, un rien les assombrit. Au demeurant ils sont foncièrement bons et sauront vous pardonner les quelques manquements involontaires que vous pourriez commettre. »

Paul Demers enregistrait soigneusement ces fines réflexions, pour sa gouverne personnelle dans son nouveau genre de vie. Les conversations se prolongèrent, sur toutes sortes de sujets, durant cette dernière journée de voyage maritime. Le fleuve se resserrait de plus en plus, des falaises montraient leurs crêtes sur les rives, on n’était plus loin de Québec.

VII


Il est environ cinq heures du soir : la vieille cité laisse voir sa silhouette, ses fortifications, son Château Frontenac, tous ses murs fièrement campés sur le haut promontoire qu’ils occupent. Québec est peuplé d’anciens souvenirs. Paul Demers arrête un moment ses regards sur cette vaste citadelle, mais l’idée ne lui vient même pas d’interrompre son voyage, pour passer la journée du lendemain parmi ces vénérables reliques ; il doit s’y attarder en d’autres circonstances. Sa pensée va maintenant tout entière vers la famille qui l’attend, et à laquelle il ne veut pas causer une déception par le moindre contre-ordre.

Lentement, l’Empress fait son entrée dans le port ; deux puissants remorqueurs aident le mastodonte à toucher le quai, et le débarquement commence. C’est une opération assez longue que d’évacuer un pareil navire de ses habitants, avant de commencer le déménagement des bagages et des marchandises. Les deux amis étaient près de la passerelle, attendant leur tour. Enfin, le défilé commença, et ils se retrouvèrent sur la terre ferme, ayant encore dans les jambes cette impression d’instabilité qui dure plusieurs jours après un long voyage en mer.

Le train maritime était formé, sur les lignes parallèles au quai de débarquement ; Paul Demers pria le Père Garnier de l’excuser un instant, pendant qu’il allait réserver sa place ; il revint après quelques minutes. Le train ne devait partir qu’assez tard dans la nuit, mais le religieux était attendu chez ses confrères de Québec, qui avaient envoyé une voiture à sa rencontre ; c’était le moment de se séparer.

« Mon fils, dit le prêtre, je vous appelle volontiers de ce nom après toutes nos confidences réciproques. Quelque chose me dit que nous devons nous revoir, mais les impressions sont souvent trompeuses. Je vais partir pour un désert relativement lointain, et vous allez vers les régions po-