Page:Charbonnier - Fleur lointaine, 1926.djvu/13

Cette page a été validée par deux contributeurs.
9
FLEUR LOINTAINE

ne me permet pas de construire par avance l’édifice enchanteur de ma félicité ; tout dépendra de la bienfaisance du climat : si les prévisions des médecins se réalisent, je me sentirai plus de confiance pour décider de mon sort. »

L’Empress of France avait déjà franchi la partie la plus étranglée du détroit de Belle-Isle ; les dangereux icebergs se faisaient de plus en plus rares, et le navire ne tarda pas à les laisser loin derrière lui ; il avait repris sa marche normale ; le soleil dardait maintenant ses rayons de feu sur les neiges fondantes du Labrador. Nos deux passagers, devenus intimes à la suite de ces confidences, se promenèrent quelque temps sur le pont, tandis que tout un monde féminin se prélassait sur les chaises-longues alignées à l’arrière-plan. La trompette du sous-officier de garde fit entendre tout-à-coup ses notes aiguës : c’était l’invitation réglementaire au lunch.

Les passagers gagnèrent rapidement la vaste salle à manger ; les deux amis se séparèrent pour un moment, ne pouvant modifier en cours de route leurs places respectives, assignées dès le début, autour des tables richement garnies ; mais ils se promirent de reprendre au plus tôt une conversation si heureusement commencée. Paul Demers mangea de meilleur appétit qu’à l’ordinaire : son avenir se précisait, il entrevoyait au moins un peu de bonheur…

V


De nouveau, on se croirait en pleine mer : les côtes ont disparu de l’horizon et le vaisseau fait cap vers le sud-ouest. Paul Demers, le repas fini, est allé prendre un peu de repos dans sa cabine, tandis que l’intrépide missionnaire arpente à grandes enjambés le pont presque désert. Il a revu et salué tout-à-l’heure les rivages proches de sa mission ; il y reviendra par un vapeur côtier, quelques jours plus tard. Il pense au pays natal qu’il a quitté sans doute pour toujours ; il a retrouvé son vieux père, vénérable patriarche breton de 87 ans, il est allé prier sur la tombe de sa mère, morte en son absence ; ses frères, ses sœurs, ses neveux, ses nièces, tant d’êtres chers qu’il ne reverra plus, lui ont fait d’émouvants adieux.

Mais il ne s’attarde pas en regrets trop humains qui amolliraient son courage : ouvrant son bréviaire, il se met à prier pour sa famille, pour la France, pour sa paroisse du Labrador qui l’attend, là-haut, sur les bords de la Rivière-au-Tonnerre ; il prie aussi pour ce jeune compagnon dont l’âme si noble l’a ravi : « Ah ! se dit-il, nos prêtres de France ne font pas œuvre vaine en formant des tempéraments de cette trempe ; c’est la belle réserve de demain, dans une société trop indifférente. La guerre en a fauché un bon nombre, mais ils sont allés grossir les rangs de nos Alliés du Ciel, sous l’étendard de Ste-Jeanne d’Arc : Jésus, Marie ! Et moi, pauvre missionnaire, perdu dans les neiges durant huit mois de l’année, je travaille aussi à étendre le règne du Christ « qui aime les Francs ». Je suis aux limites les plus abruptes de ce Canada resté français sous la domination anglaise ; je parle notre langue à mes ouailles, cette langue qui se prête si merveilleusement à l’explication de l’Évangile. Mon Dieu, que notre grande famille se retrouve un jour dans les splendeurs de votre gloire, agrandie sans fin, autour des Ste-Clotilde, des St-Louis, des St-Vincent de Paul, de tous les saints missionnaires que je voudrais imiter, de tous les saints martyrs qui ont cueilli des palmes sur les plages lointaines, faveur que j’ambitionnais dans ma jeunesse et qui ne me sera sans doute pas accordée, car mes indigènes à moi sont doux comme des agneaux. Que m’importe si je fais tout mon devoir ? »

Ainsi méditait le Père Garnier, tandis qu’il récitait les versets des psaumes et qu’il y ajoutait les dernières oraisons. Pendant ce temps, Paul Demers revenait, frais et dispos, les traits reposés, la mine moins pâle et le visage plus épanoui : « Excusez ma paresse, cher Père, s’écria-t-il tout joyeux. La sieste s’est prolongée plus que de coutume. Si vous voulez bien, allons faire un tour dans ma cabine ; j’ai une bouteille de Chartreuse dont vous me direz des nouvelles : un ami me l’a donnée en confiance au départ, et je ne veux pas la débarquer demain sans avoir fait le vide dans son intérieur ; je lui dois d’avoir échappé au mal de mer qui me guettait aux premières heures de la traversée. »

Le bon Père, si mortifié chez lui, accepta de bonne grâce cette amicale invitation, et tous les deux savourèrent l’exquise liqueur, non sans avoir porté la santé de la France et du Canada. Quand ils sortirent, on apercevait dans le lointain des rivages nou-