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FLEUR LOINTAINE

me familial, tout ce qui pourrait encore convenir à notre société dans la mère-patrie, tout ce qui, en un mot, peut aider à son relèvement, lequel doit être avant tout un relèvement agricole. Sans être un économiste comme nos Le Play, nos Leroy-Beaulieu, je ne désespère pas d’apporter ma modeste contribution à l’effort commun. Le monde ouvrier des villes a l’esprit empoisonné par l’atmosphère des grandes usines : là aussi circulent des vagues de gaz asphyxiants, lancés par de vils politiciens, exploiteurs de la crédulité populaire. Ce sera un long travail de reconstitution, si l’on veut rétablir un juste équilibre entre les masses urbaines, toujours grossissantes, et les légions éparses des paysans déroutés. »

IV


Le Père Garnier n’avait plus osé interrompre cette lumineuse dissertation : le littérateur d’avant-guerre s’était transformé décidément en un sociologue des plus avertis. À part lui, le bon Père qui, dans les loisirs de son presbytère isolé, suivait depuis longtemps les mouvements d’idées mis en circulation par les journaux et revues qu’on lui faisait régulièrement parvenir, admirait une fois de plus les résultats merveilleux de la formation classique : « Le latin et le grec, se disait-il, ne contribuent pas seulement à raffiner l’esprit pour l’interprétation des chefs-d’œuvres artistiques ou littéraires ; ces fortes études meublent les cerveaux d’idées vastes et sûres ; ce jeune homme, qui cherche la santé pour lui-même, pourrait la rendre à bien d’autres dans le domaine social. »

« Allons ! s’écria le Père Garnier après un instant de silence recueilli, vous ne faites pas un voyage de pur agrément, à ce que je puis voir. Vous avez travaillé à gagner la guerre, cher Monsieur Demers ; vous allez contribuer à faire gagner la paix par notre douce France. Je ne doute pas que vous ne soyez à même de publier sous peu d’intéressants articles ; ce sera pour moi une joie, une fierté toute patriotique d’en prendre connaissance, là-haut, derrière ces rochers du Labrador. Vous ne l’ignorez pas, jeune ami, la France ne se laisse pas oublier : la devise de Québec « Je me souviens » est à plus forte raison, la nôtre, puisque nous sommes directement issus de notre terre maternelle. Mais, dites-moi, n’avez-vous pas laissé au pays natal quelques âmes qui vous sont chères, et dont l’éloignement vous causera quelques regrets ? »

Paul Demers ne répondit pas tout d’abord. Sa pensée se reportait naturellement vers ses chers morts, qui reposaient à jamais dans le grand cimetière de Dunkerque. Les restes de ses frères, ramenés du front, dormaient là leur dernier sommeil, à côté de leur mère ; quant au vieux capitaine de marine marchande, il demeurait glorieusement enseveli dans l’azur des flots. Le Père Garnier comprit qu’il avait évoqué, sans le vouloir, de déchirants souvenirs, et il voulut s’en excuser. « Non, non, reprit vivement le jeune homme ; la mémoire des morts doit être féconde, comme l’a chanté un poète de la guerre ; je trouverai là un stimulant pour demeurer plein de vaillance ; nous rebâtirons patiemment ce que les Allemands ont démoli.

« Vous désirez savoir, mon Père, ajoute-t-il après un soupir, si mon cœur n’était pas engagé, comme il semble naturel à mon âge ; je puis vous affirmer qu’il n’en est rien : la guerre m’avait pris tout entier, après des études absorbantes. Quant aux affections familiales, elles ont été brisées en grande partie, ainsi que je vous l’ai expliqué. Il me reste deux sœurs, mariées depuis peu : mais leurs maris ne partagent malheureusement pas mes idées religieuses, et cela n’a pas été sans produire un éloignement entre nous. Vous me voyez donc libre de tout lien, pour circuler sur le vaste champ d’étude qui s’offre à moi. »

— « Et je souhaite, ajouta le Père, que vous y fassiez fructifier vos beaux talents. Si vous devez vous y fixer, peut-être rencontrerez-vous la fleur lointaine qui parfumera votre vie. Il n’est pas rare que nos Français venus au Canada trouvent à leur goût les charmantes jeunes filles de la Nouvelle-France ; il y en a qui sont particulièrement cultivées, sans déroger à la bonne simplicité canadienne ; vous verrez des Écoles Supérieures féminines qui ne les cèdent en rien à nos meilleures Institutions de l’Ancienne-France. »

— « J’ai déjà étudié de loin, reprit Paul Demers, le développement intellectuel de cette race jeune et vigoureuse ; je sais que les Maria Chapdelaine y sont de plus en plus rares et même introuvables. Quant à mon avenir sentimental, il est entre les mains de la Providence ; mon état de santé