Page:Chapais - Jean Talon, intendant de la Nouvelle-France (1665-1672), 1904.djvu/256

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
240
JEAN TALON, INTENDANT

le commerce canadien. À un point de vue plus élevé la traite de l’eau-de-vie, donnant un grand essor à notre trafic avec les sauvages, les maintenait dans notre alliance et fortifiait notre situation politique et militaire dans l’Amérique du Nord.

Nous croyons avoir loyalement condensé dans les lignes qui précèdent toute la substance et toute la force des raisons invoquées par les partisans de la traite de l’eau-de-vie. C’était bien là la thèse soutenue par les traiteurs, acceptée finalement par Talon, développée plus tard par Frontenac, exposée par Colbert en plusieurs circonstances[1] ; la thèse politique et commerciale de ceux qui se préoccupaient surtout du progrès matériel de la colonie. À l’encontre de cette thèse, Mgr de Laval, le clergé, beaucoup de citoyens éclairés et dévoués au bien public, opposaient une double réponse. D’abord, et cela seul, à notre avis, était suffisant pour trancher la difficulté, il y avait une question de principe en jeu. Était-il licite, pour obtenir un avantage matériel, d’attenter à la morale naturelle et à la morale chrétienne ? Avait-on le droit, pour remplir de castor les magasins de Québec et les vaisseaux de la Rochelle, de verser aux indigènes, avec le philtre maudit qui les affolait, la rapine, l’inceste, le viol, le meurtre, le suicide, le déchaînement effroyable de toutes les passions bestiales ? Évidemment non. Or la traite de l’eau-de-vie, telle qu’on la pratiquait, avait ce résultat inévitable. Un indestructible faisceau de témoignages mettait ce fait hors de toute contestation. Pour les sauvages l’eau-de-vie

  1. — Voir la lettre de M. Dudouyt à Mgr de Laval (1677) dans le volume des Archives canadiennes pour 1885, p. XCVIII.