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DE LA NOUVELLE-FRANCE

de terre et franchir cent milles de forêts, de montagnes, de marécages et de rivières, pour arriver au pays des Agniers. Point de routes, mais seulement d’étroits sentiers parsemés de souches, embarrassés de troncs d’arbres, coupés de fondrières, et interrompus souvent par des cours d’eau qu’on était obligé de traverser à gué. Lourdement chargés — car il fallait tout porter à dos, armes, munitions, vivres et bagages[1] —, les soldats et les canadiens s’avancaient lentement en longues files irrégulières et onduleuses, sous la ramure des grands bois dévastés par l’automne. Ils trébuchaient sur les souches et les racines saillantes, enfonçaient dans les bas-fonds recouverts de mousse humide, glissaient dans les ravins, escaladaient péniblement les escarpements rocailleux. Tantôt inondés de sueurs, tantôt transis jusqu’aux os par les pluies glaciales d’octobre, le soir venu et le moment du repos arrivé, il leur fallait coucher sans abri sur le sol boueux ou sur un lit de feuilles mouillées. Le passage de certains rapides leur fit courir de grands périls. Dans un mauvais remous un suisse voulut porter M. de Tracy, qui était très grand. Mais près de succomber sous le fardeau, il le déposa sur une roche au milieu du courant ; un robuste huron, se jetant à l’eau réussit à traverser le général sur l’autre bord. Les souffrances de l’armée furent augmentées par la rareté des provisions. On eut à rationner les hommes, et M. Dollier de Casson raconte qu’il fit « un bon noviciat

  1. — « Il faut porter les vivres, les armes, le bagage et toutes les autres nécessités sur le dos. M. le chevalier de Chaumont m’a assuré que pour avoir porté un sac où il y avait un peu de biscuit, il lui vint une grosse tumeur sur le dos. » (Lettres de la Mère de l’Incarnation, II, 328).