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danseuse » ne saurait y figurer « la danse ». Dans ce tableau bien enlevé, par touches légères et sûres, par bulles de rythmes et de timbres analogues à celles des Fêtes de Debussy, mais moins diverses et moins lointaines, Ravel évoque, au sens le plus vrai du terme, l’atmosphère d’un bal (qu’il date lui-même de 1855) avec sa frivolité aisée, son tourbillon de crinolines ruchées de tarlatane, sa poussière vaporeuse dorée par le reflet des girandoles et échauffée par la moiteur des épaules nues. Tout n’est ici que quintessence impondérable et diaphane. La matérialité du spectacle, une seule danseuse pour de bon sur la scène, accaparant l’attention, précipite cette poésie en suspension, arrête ce vertige ; elle en contredit la grâce et l’esprit. Que la musique, au concert, y règne sans partage, elle y ranime cette poésie, cette grâce et cet esprit. La Valse cesse d’être une valse, une danse, pour devenir un poème symphonique, au même titre que Bruits de fête, avec une suggestion plus précise de genre, de milieu et d’époque.

Effet plus frappant encore, plus puissant, plus intense dans le prodigieux Boléro. On sait à quel degré d’obsession et de quasi-hallucination Ravel atteint ici, avec des moyens en apparence très sobres, la monotonie obstinée du rythme, la nonchalance inlassable de thèmes traînants dont un rien de veulerie accentue l’indolence, une incroyable diversité de variations sonores pour la répétition entêtée de ces motifs et, à la fin, l’éclairement soudain de la modulation libératrice[1]. Le danseur ou la danseuse, dont cette musique fataliste (l’Arabie s’y survit dans l’Espagne) accompagne les évolutions, est peut-être le protagoniste du spectacle, il n’en est pas le personnage principal, je dirais le héros réel, si la réalité véritable n’était justement, ici, d’être imaginaire. Ce héros-là, ce n’est pas le danseur, mais l’oisif qui le contemple et subit

  1. Dans la Habanera, Raoul Laparra avait déjà exprimé d’une façon saisissante, poignante, ce sentiment d’obsession maléfique, mais il était soutenu par les épisodes du drame et le spectacle. Un poème symphonique d’un musicien de talent, M. Louis Aubert, d’après Baudelaire, porte aussi le titre et élabore un rythme de habanera.