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de 1834[1], le Pest de 1840 sont pour les artistes de l’époque autant d’exemples ou de symboles des luttes, souvent désastreuses, de la liberté contre l’asservissement, et qui inspiraient déjà l’ouverture d’Egmont, le lamento e trionfo de Tasso et Mazeppa.

Liszt tire les thèmes de Hungaria de la même veine nationale que ceux des Rapsodies : transcription littérale d’après le folklore ou simple analogie d’invention, peu importe. Peut-être n’ont-ils pas ici le nerf, la verve, l’éclat des Rapsodies, notamment de la deuxième, si étincelante, de la cinquième, si mélancolique, de la sixième avec la pompeuse élasticité de son début, du brillant et divers carnaval de Pest (la neuvième), de la onzième, de la treizième, de la somptueuse quatorzième. Ici, le panache couronne un casque, la fierté se fait toute belliqueuse et le thème essentiel, par son rythme, sa mélodie, son harmonie et ses timbres, affecte un accent martial très prononcé.

Dans l’élaboration des thèmes, le décousu est un caractère dont le genre de la rapsodie fait plus que de s’accommoder : elle le revendique presque comme un trait de vérité pour peindre l’humeur éparse de tout un peuple et surtout d’une race aussi fièrement capricieuse que les tziganes ou les fils autochtones de la « puszta ». Les rapsodies doivent à ces oppositions brusques, heurtées, leur vie fiévreuse.

Hungaria organise cette diversité pour y mettre l’unité interne, l’unité sensible, intelligible et significative d’une suite logique. Après l’exposition des thèmes, des rappels, des retours surabondants[2] alternent entre le majeur et le mineur comme les péripéties indécises et les perspectives incertaines d’une lutte disputée. Sans les interrompre, un thème plaintif, douloureux, s’y mêle parfois,

  1. « Vivre en travaillant, mourir en combattant », Liszt inscrit en exergue cette devise des canuts insurgés, avant le morceau des Années de Pèlerinage intitulé Lyon.
  2. Si surabondants que Liszt n’a peut-être pas tort d’y permettre et même d’y suggérer une coupure, qui sacrifie pourtant un épisode calme, méditatif, éloquent comme une trève dans la bataille.