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visible me poursuivait et ne cessait de m’assaillir de ses discours envenimés. — « Voilà donc ce que l’on gagne à soigner durant tout un jour Monsieur, qui a des attaques de nerfs. Un autre aurait dit : grand merci ; mais, mon ami, c’est fort bien ; fuyez-moi tant que vous voudrez ; sauvez-vous tant que vous pourrez : nous n’en serons pas moins inséparables. Vous avez mon or et j’ai votre ombre. Il n’est plus de repos pour l’un ni pour l’autre. Jamais ombre a-t-elle abandonné son homme ? La vôtre m’entraîne, m’attache à votre suite, jusqu’à ce qu’enfin il vous plaise de la recevoir en grâce, et de m’en débarrasser. Je vous le prédis, vous ferez un jour, et trop tard, par lassitude et par ennui, ce que vous n’avez pas voulu faire de bon cœur, quand il en était temps. On n’échappe pas à sa destinée ! » Il continuait à parler sur le même ton. Je fuyais en vain ; il s’obstinait avec ironie à me retracer les attraits de l’ombre et de l’or. Je ne pouvais me recueillir ni former aucune pensée suivie.

J’avais regagné ma maison en traversant quelques rues écartées et désertes ; j’eus peine à la reconnaître. Les fenêtres en étaient brisées, les portes barricadées, aucune lumière n’éclairait les appartements, aucun bruit ne s’y faisait entendre, aucun domestique ne m’attendait. Mon invisible persécuteur éclata de rire. « Ainsi va le monde, dit-il, mais vous retrouverez votre Bendel. On l’a prudemment l’autre jour renvoyé si fatigué, qu’il aura été obligé de garder la maison. » Il se remit à rire. « Il aura