Page:Chamisso - L’homme qui a perdu son ombre, 1864.djvu/71

Cette page a été validée par deux contributeurs.
— 69 —

piers sur la maison Thomas John. — Il faut donc qu’il ait beaucoup volé. — Que dis-tu là ? Il a sagement économisé tandis que d’autres jetaient par les fenêtres. — Mais un homme qui a porté la livrée ! — Sottise ! Son ombre est exempte de taches — Tu as raison, mais cependant…… »

L’homme en habit gris me regarda encore en riant. La porte s’ouvrit. Mina parut appuyée sur le bras d’une femme de chambre. Des larmes sillonnaient ses joues décolorées. Elle prit place dans un fauteuil qu’on lui avait préparé sous les tilleuls, et son père s’assit sur une chaise à côté d’elle. Il prit sa main, la serra tendrement et lui adressa la parole en adoucissant le son de sa voix. Les larmes de Mina coulèrent plus abondantes.

« Tu es ma bonne, ma chère enfant ; tu seras raisonnable ; tu ne voudras pas affliger ton vieux père, qui ne souhaite que ton bonheur. Je conçois, ma chère fille, que tout ce qui vient de se passer t’a fortement affectée ; tu as échappé comme par miracle à ta ruine. Avant que nous eussions découvert l’infamie de ce misérable, tu l’aimais, tu l’aimais tendrement, je le sais, mon enfant, et je ne t’en fais point de reproches ; je l’ai chéri moi-même tant que je l’ai pris pour un grand seigneur. Mais considère comment les choses ont changé. Quoi ! le dernier manant, jusqu’au moindre barbet, chacun a son ombre, en ce monde, et ma fille unique aurait été l’épouse d’un homme !… Non, tu ne penses plus certainement à lui.