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rite au moins réflexion : racheter mon ombre au prix de mon âme ! — « Ah ! ah ! reprit-il, en partant d’un grand éclat de rire, une chose qui mérite réflexion ! Mais, oserai-je vous demander, Monsieur, ce que c’est que votre âme ? l’avez-vous jamais vue ? et que comptez-vous en faire quand vous serez mort ? Estimez-vous heureux de trouver un amateur qui, de votre vivant, mette au legs de cet X algébrique, de cette force galvanique ou de polarisation, de cette entelechie, de cette sotte chose, quelle qu’elle soit, un prix très réel, le prix de votre ombre, auquel sont attachés la possession de votre maîtresse et l’accomplissement de tous vos vœux ; ou voulez-vous plutôt la livrer vous-même, la pauvre Mina, aux griffes de cet infâme Rascal ? Venez, je veux vous le faire voir de vos propres yeux ; je vous prêterai ce bonnet de nuage (il tirait quelque chose de sa poche), et nous irons, sans qu’on nous voie, faire un tour au jardin de l’inspecteur. »

Je l’avouerai, j’étais humilié d’entendre cet homme rire à mes dépens ; il m’était odieux, je le haïssais de tout mon cœur, et je crois que cette antipathie naturelle contribua plus que mes principes ou mes préjugés à me faire refuser la signature qu’il me demandait pour prix de mon ombre, quelque nécessaire qu’elle me fût en ce moment. Rien au monde n’aurait pu m’engager à faire dans sa compagnie le pèlerinage qu’il me proposait ; voir entre moi et mon amie, entre nos cœurs déchirés, ce hideux rieur aux écoutes, et endurer ses moqueries ; cette idée