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que le comte Pierre pût jeter les yeux sur leur enfant ; et voilà qu’il l’aimait et qu’il en était aimé. La vanité de la mère allait jusqu’à se bercer de la possibilité d’une alliance, dont elle cherchait même à aplanir les voies ; mais le bon sens du père se refusait à une aussi folle ambition. Tous deux cependant étaient également convaincus de la pureté de mes sentiments ; ils ne pouvaient que prier Dieu pour le bonheur de leur fille.

Une lettre de Mina, écrite dans ce temps, me tombe en ce moment sous la main. Oui, c’est son écriture ! je vais te la transcrire.

« J’ai de bien folles pensées. Je m’imagine que mon ami, parce que j’ai pour lui beaucoup d’amour, pourrait craindre de m’affliger. Tu es si bon, si incomparablement bon ! Entends-moi bien : il ne faut pas que tu me fasses aucun sacrifice ; il ne faut pas que tu veuilles m’en faire aucun. Mon Dieu, si je le croyais, je pourrais me haïr. Non, tu m’as rendue infiniment heureuse, tu t’es fait aimer. Pars. Je n’ignore pas mon destin. Le comte Pierre ne saurait m’appartenir ! il appartient au monde entier. Avec quel orgueil j’entendrai dire : Voilà où il a passé ; voilà ce qu’il a fait ; voilà ce qu’on lui doit ; là, on a béni son nom, et là on l’a adoré. Quand j’y songe, je pourrais t’en vouloir d’oublier tes grandes destinées auprès d’une pauvre enfant. Pars, mon ami, ou cette pensée détruira mon bonheur, moi qui suis par toi si heureuse. N’ai-je pas orné ta vie d’un bouton de rose comme j’en avais mêlé dans la couronne