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d’art, à diriger la conversation avec tant de supériorité. L’impression que je crus avoir faite sur cette dame produisit en moi tout l’effet qu’elle désirait ; elle me tourna la tête, et dès lors je ne cessai de la suivre, non sans peine ni sans danger, à la faveur de l’ombre et du crépuscule. J’étais vain de la voir mettre son orgueil à me retenir dans ses chaînes. Je ne réussis pas cependant à faire passer jusque dans mon cœur l’ivresse de ma vanité.

Mais à quoi bon, ami, te rapporter longuement tous les détails d’une histoire aussi vulgaire. Toi-même souvent tu m’en as raconté de semblables, dont tant d’honnêtes gens ont été les héros ! Cependant, la pièce usée, dans laquelle je jouais un rôle rebattu, eut cette fois un dénoûment nouveau et fort inattendu.

Un soir où, suivant ma coutume, j’avais rassemblé dans un jardin magnifiquement illuminé une société nombreuse et choisie, je m’enfonçai avec ma maîtresse dans un bosquet écarté. Je lui donnais le bras ; je lui disais des douceurs ; son regard était modestement baissé, et sa main répondait légèrement à l’étreinte de la mienne, lorsque inopinément la lune apparut derrière nous, sortant du sein d’un épais nuage. Elle ne réfléchit que la seule ombre de Fanny, qui, surprise, me regarda d’abord, puis reporta ses yeux à terre, y cherchant, avec inquiétude, l’image de celui qui était à ses côtés. Ce qui se passait en elle se peignit d’une manière si bizarre sur sa physionomie, que je n’aurais pu m’empêcher d’en rire aux