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précautions, et si quelque péril venait à me menacer, plus prompt que l’éclair, il accourait et me couvrait de son ombre, car il était plus grand et plus puissant que moi. Alors je pus me hasarder de nouveau parmi les hommes, et reprendre un rôle dans la société. Ma situation me forçait, à la vérité, à affecter diverses bizarreries, mais elles siéent si bien aux riches ! et tant que la vérité demeurait cachée, je jouissais doucement des honneurs et des respects que l’on doit à l’opulence. — J’attendais avec plus de tranquillité l’époque à laquelle le mystérieux inconnu m’avait annoncé sa visite.

Je sentais cependant très bien que j’aurais tort de m’arrêter long-temps dans un lieu où j’avais été vu sans mon ombre, et dans lequel je pouvais être reconnu d’un moment à l’autre. Je me rappelais aussi, et peut-être étais-je le seul à y songer, l’humble manière dont je m’étais présenté chez M. John, et ce souvenir m’était désagréable. Je ne voulais donc qu’apprendre et répéter ici mon rôle, afin de le jouer ailleurs avec plus d’assurance. Cependant, je fus arrêté quelque temps par ma vanité.

Fanny, la beauté du jour, celle même que j’avais vue briller chez M. John, et que je rencontrai ailleurs sans qu’elle se doutât de m’avoir jamais vu, Fanny, dis-je, m’honora de quelque attention, car maintenant j’avais de l’esprit, de l’agrément, de la délicatesse ; on m’écoutait dès que j’ouvrais la bouche, et je ne savais pas moi-même comment j’avais pu apprendre si vite à manier la parole avec tant