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personne ne semblait y prendre garde, et l’on ne s’inquiétait pas plus de l’homme en habit gris que de moi.

On offrit des rafraîchissements ; les fruits les plus rares, les plus exquis, furent servis dans des corbeilles élégantes et sur les plus riches plateaux. M. John faisait avec aisance les honneurs de la collation. Il m’adressa pour la seconde fois la parole. — « Prenez, me dit-il, cela vous manquait à bord. » Je m’inclinai pour lui répondre, mais déjà il causait avec un autre.

Si l’on n’eût craint l’humidité du gazon, on se serait assis sur le penchant de la colline, pour jouir de la beauté du paysage. — « Il serait ravissant, dit quelqu’un de la société, de pouvoir étendre ici des tapis. » À peine ce vœu avait été prononcé, que déjà l’homme en habit gris avait la main dans sa poche, occupé, de l’air le plus humble, à en faire sortir une riche étoffe de pourpre, brodée d’or. Les domestiques la reçurent tranquillement de ses mains, et la déroulèrent sur l’herbe : toute la société y prit place. Moi, stupéfait, je considérais tour à tour et l’homme, et la poche, et le tapis, qui avait plus de vingt aunes de long, sur dix de large. Je me frottais les yeux, et je ne savais que penser, que croire, en voyant surtout que personne ne témoignait la moindre surprise.

J’aurais voulu m’informer quel était cet homme, mais je ne savais à qui m’adresser, car j’étais aussi timide envers messieurs les valets qu’envers le reste de la société. Je m’enhardis