DE CHAMFORT. 2O0
sa force et sans lui ôter le sentiment précieux de sa liberté.
Comme son action n'a point de bornes dans sa durée, elle n'en a point dans la sphère de son étendue. Elément invisible, subtil, dont nul obs- tacle ne peut intercepter l'effet , il pénètre de l'homme à l'homme , comme l'aimant pénètre les corps ; il parcourt extérieurement toute l'es- pèce humaine, et change sans violence la direc- tion des volontés. La cause de ce changement est souvent ignorée du pilote cpii conduit le vais- seau; mais elle est aperçue du philosophe qui l'observe.
Et comment les esprits pourraient-ils résister à l'influence du génie? Nos sentimens, nos goûts, nos passions, nos vertus, nos vices même lui of- frent autant de chaînes par lesquelles il nous sai- sit et nous entraîne à sa volonté. Ce penchant na- turel et invincible pour tout ce qui est grand , ex- traordinaire et nouveau , nous appelle vers lui ; l'ascendant nécessaire de l'esprit vaste sur l'esprit borné, de l'âme forte sur l'âme faible : tout nous entraîne sous ses lois.
Cette souveraineté que l'homme de génie exer- ce sur la foule des hommes, n'est donc pas de notre institution: c'est une loi de la nature, aussi ancienne que la loi du plus fort, souvent plus puissante et toujours plus respectable. Envain l 'amour-propre se révolte contre une supériorité qui riiumilie! nous naissons les sujets du grand
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