Page:Chamfort - Œuvres complètes éd. Auguis t1.djvu/194

Cette page n’a pas encore été corrigée

C’est certainement une idée très-ingénieuse d’avoir trouvé et saisi, dans le naturel et les habitudes des animaux, des rapports avec nos mœurs, pour en faire ou la peinture ou la satire : mais cette idée heureuse n’est pas exempte d’uiconvéniens, comme je l’ai déjà insinué. Cela vient de ce que le rapport de l’animal à l’homme est trop incomplet; et cette ressemblance imparfaite peut introduire de grandes erreurs dans la morale. Dans cette fable-ci , par exemple, il est clair que le renard a raison et est un très-bon ministre. Il est clair que sultan léopard devait étrangler le lionceau , non - seulement comme léopard d’Apologue, c’est-à-dire qui raisonne ; mais il le devait même comme sultan , vu que sa majesté léoparde se devait tout entière au bonheur de ses peuples. C’est ce qui fut démontré peu de temps après. Que conclure de-là ? S’ensuit-il que , parmi les hommes, un monarque, orphelin, héritier d’un grand empire, doive être étranglé par lui roi voisin , sous prétexte que cet orphelin , devenu majeur , sera peut-être un conquérant redoutable ? Machiavel dirait que oui ; la politique vulgaire balancerait peut-être ; mais la morale affirmerait que non. D’où vient cette différence entre sa majesté léoparde et cette autre majesté ? C’est que la première se trouve dans une nécessité physique , instante, évidente et incontestable d’étrangler l’orphelin pour l’intérêt de sa propre sureté : nécessité qui ne saurait avoir lieu pour l’autre monarque. C’est la mesure de cette nécessité , de l’effort qu’on fait pour s’y soustraire , de la douleur qu’on éprouve en s’y soumettant , qui devient la mesure du caractère moral de l’homme , qui , plutôt que de s’y soumettre , consent à s’immoler lui-même ( en n’immolant toutefois que lui-même et non ceux dont le sort lui est confié ) , et s’élève par-là au plus haut di gré de vertu auquel l’humanité puisse atteindre. On sent, d’après ces réflexions, combien il sti ait aisé d’abuser de l’Apologue de La Fontaine. On sent combien les méchans sont embarrassans poiii- la morale des bons. Ils nuisent à la société , non-seulement en leur qualité de méchans, mais en empêchant les bons d’être aussi bons qu’ils le souhaiteraient , eu forçant ceux-ci de mêler à leur bonté une prudence qui en gêne et qui en restreint l’usage ; et c’est ce qui a fait enfin qu’un recueil d’apologues doit presqu’autant contenir de leçons de sagesse que de préceptes de morale.