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d’un amer désespoir… Pouvez-vous vous figurer ce que je sens, quand je regarde le monde, pour lequel je pourrais être tant, et que je me regarde moi-même, moi à qui cependant l’existence est rendue impossible ? Croyez-moi, personne autre ne saurait sonder l’abîme d’amertume qui se creuse dans mon âme. Mais que rien ne saurait ouvrir les yeux de ce monde enfoncé dans sa stupidité, de ce monde qui ne recouvrera la vue que quand son trésor sera perdu, ah ! cela, je le sais, croyez-moi ! » Tel est l’état d’âme du maître pendant ces années agitées, parfois orageuses. Vers leur fin, toutefois, devait se lever, à l’horizon de Wagner, l’aurore d’un nouveau jour : Louis II de Bavière était monté sur le trône et avait étendu sur le malheureux artiste la protection de sa royale main. « Ce fut ton appel qui m’arracha aux horreurs de la nuit », lui dit le maître, dans son beau poème : À mon royal ami, où il peint, en termes si poignants, la détresse des années écoulées :

« Ce que tu es pour moi, moi seul, dans mon étonnement, puis le comprendre, — Quand se montre à moi ce que j’étais sans toi. — Aucune étoile ne brillait pour moi, que je ne la visse bientôt pâlir, — Aucun espoir, dont je ne fusse dépouillé. — Livré au hasard de la faveur du monde, — Au jeu répugnant de l’intérêt ou du péril ; — Ce qui luttait en moi pour produire de libres œuvres d’art, — Se voyait trahi et abandonné au même sort que les ambitions vulgaires. »

Ce fut donc dans l’automne de 1859 que Wagner, quittant la Suisse, alla s’établir à Paris, où il demeura jusqu’à l’été de 1862. Cependant, déjà en 1861, il avait fait deux séjours prolongés à Vienne et noué des rapports avec le théâtre de la Cour de cette ville, qui l’amenèrent à s’y fixer dans l’automne de 1862. Il y demeura