Page:Chamberlain - Richard Wagner, sa vie et ses œuvres, 1900.djvu/90

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

par le roi de Saxe. Alors le maître quitta son « asile muet et silencieux » de Suisse, et, en automne 1859, se précipita de nouveau dans les flots de ce monde « auquel depuis longtemps il n’appartenait plus ». Les années qui suivirent, à Paris, à Vienne, à Munich, furent hantées d’une double détresse, à la fois artistique et matérielle. Le maître avait demandé de l’art pour s’y noyer ; mais cet art, c’était à ce monde même, — qu’il eut si volontiers oublié, qu’il s’agissait de l’arracher — ce monde seul pouvait en fournir les moyens, force était donc se le concilier. Ses premières œuvres, il est vrai, commençaient à conquérir, sur les scènes allemandes, la place qui leur était due ; mais, pour se procurer les moyens de vivre, le maître se voyait obligé d’en « faire marchandise », d’autoriser des exécutions misérables, ineptes, où le public prenait une idée absolument fausse de son art et de son idéal artistique ; ou bien il lui fallait, de sa propre main, mutiler les productions plus mûries de son énergie créatrice, arracher des lambeaux aux partitions de Tristan et de l’Anneau, les séparer du texte et de l’organisme vivant dont ils faisaient partie, pour les produire dans dcs concerts, et se faire reprocher, par ses amis comme par ses ennemis, de « faillir » à « ses principes ». Ainsi donc il devait, en quelque sorte, s’amputer lui-même, aller à l’encontre de ses convictions les plus chères, pour vivre, pour pouvoir produire encore, pour entendre ses « muettes partitions », son propre art lui parler et l’encourager. Ces tristesses sans nom, Wagner nous les laisse entrevoir dans ses lettres de Paris, en 1860 : « Ce qui fait le tragique de ma destinée actuelle, c’est que mes entreprises les plus hardies doivent servir à me faire vivre. Là dessus, amis, protecteurs, admirateurs sont également aveugles, au point de me remplir