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et un musicien[1]. Et bientôt ces langages purement humains, la parole, le chant et le geste, ne suffisent plus au Poète, toujours préoccupé de reproduire d’une façon plus complète l’image de la nature qu’il porte en lui. Et le Poète devient un Artiste : il découvre que la vision qu’il espérait reproduire, par le moyen d’un simple récit, exige, pour être pleinement réalisée au dehors, tout un appareil de règles et de procédés techniques. À ses premiers modes d’expression il en adjoint d’autres, ceux que lui fournissent l’architecture, la sculpture, la peinture, etc. Et un moment arrive, enfin, où la primitive vision totale de la nature se divise, comme un rayon de lumière en entrant dans une chambre noire ; les diverses formes d’expression, de plus en plus développées, se séparent ; et de plus en plus elles s’éloignent de leur fonction première, qui était de reproduire, dans son ensemble vivant, l’image reflétée dans l’âme du Voyant. Et les arts, ainsi séparés, n’étant plus employés à l’œuvre de vie, ne sont plus que de l’artifice.

Mais, suivant le mot de Schiller, « si l’artifice nous a écartés de la nature, c’est à l’art qu’il appartient de nous y ramener ». Et pour nous ramener à la nature, il faut que l’art, à la façon d’une puissante lentille, rassemble de nouveau en un seul rayon ces fragments de la lumière artificiellement séparés. L’œuvre d’art

  1. On retrouve aujourd’hui encore, dans les principautés des Balkans, la trace vivante de ce qu’ont dû être nos premiers poètes. Dans ce pays, le barde continue à chanter les exploits des héros ; il s’accompagne sur la guzla, dont il joue aussi durant les pauses de son chant ; et sans cesse il change de ton et d’attitude, et donne à son visage des expressions nouvelles. L’ensemble est d’un effet dramatique si poignant que nous avons vu maintes fois la foule des auditeurs haleter et frémir d’émotion aux récits de ce poète, qui est resté un poète et n’est pas devenu un artiste.