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sur la place une foule effarée ; et c’était pour Lucie une délicate besogne, deviner la fortune des débarquants, leurs dispositions à la bien accueillir. Lorsque cette seconde station n’avait point réussi, la fille recommençait en sens inverse, sans répugnance pour ce trajet monotone. Sur la grande place, elle attendait longtemps devant les grilles de la halle, indécise à franchir la chaussée. Enfin, elle pénétrait dans la rue Nationale. La double traînée des lampadaires, s’étendait à l’infini ; entre eux les lanternes des voitures se mouvaient jumellement dans un isolement bizarre. Au commencement de la rue, sa tenue hautaine et presque décente, persistait. Mais, quand elle était parvenue aux endroits sombres, ses allures brusquement changeaient. Elle se déhanchait, désireuse de prendre une revanche de ses poses austères ; et lasse enfin d’espérer qu’on viendrait à elle, Lucie Thirache raccrochait. Elle accostait les hommes bien vêtus, en murmurant d’abord quelques propositions d’un air détaché, sans paraître y tenir ; dans la suite, impatientée de sa déveine, elle se faisait pressante et suppliante, avec des vanteries pour sa virtuosité érotique. Aux jours de guignon, dix heures sonnaient avant qu’elle eût réussi à séduire un mâle. Les rues devenaient désertes, le bruit décroissait confus, Lucie ne distinguait plus à cette heure, qu’un murmure