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emporter tous, et l’image du tapissier, donateur de ces meubles en paiement de faveurs répétées, venait hanter son esprit, souriante, obèse, épanouie.

Lucie poursuivait l’examen du mobilier en une soupçonneuse défiance. Parfois le contact d’une canne éraflait le bambou des chaises, ou bien la bougie en se fondant, avait maculé la table d’une tache épaisse. Elle se levait en hâte et, dans une inquiétude chagrine, elle frottait les meubles endommagés, longuement.

Elle ne se lassait pas de ces nettoyages et s’attardait autour des meubles dans une fierté propriétaire. Puis, lorsque tout était redevenu luisant, elle observait à la fenêtre le va-et-vient de la voie publique. La rue du Bois-Saint-Étienne, était presque déserte. Jamais Lucie ne voyait passer une voiture, à peine quelques piétons pressés. La fille s’attristait de cette solitude. Le badigeon jaunâtre des maisons voisines, la peinture déteinte des contrevents la dégoûtaient encore et elle se penchait, avide de vie et de mouvement, pour entendre gronder au loin le bruit des boulevards. Elle tâchait à regarder la rue des Suaires, à sa gauche, où le défilé des passants serpentait. Mais, à l’angle des deux rues, l’enseigne d’une serrurerie, énorme clef de zinc fixée et la muraille, obstruait la vue. Elle coupait les passants, empêchait de voir, et Lucie