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s’était avancée ; elle reçut la demoiselle dans ses bras.

Toutes deux disparurent dans le couloir de marbre. Quand on eut déchargé les malles, le monsieur, resté à la porte, lança une dernière œillade.

Lucie haussa les épaules, attristée. On allait la traiter ainsi, tous. Cette jeune fille avait une grande chance d’être riche ! Elle ne subirait jamais les mépris. Au fond, elle ne valait pas mieux qu’elle, certainement, mais elle n’avait pas consumé son enfance et sa jeunesse dans les ateliers de couture, courbée en deux, tout le jour, sur les étoffes puant le neuf, torturée par les crampes d’estomac, désirant avec passion, comme le seul plaisir gratuit, les amourettes du soir ; elle n’avait pas connu le rapide entraînement des amourettes aux amours sérieuses, aux collages qui vous donnent le goût des amusements et l’inhabitude du travail ; puis les tromperies, les débauches, la dèche invincible et pour finir le bordel ! Voilà la vie quand on n’a pas le sou !

Elle soupira. Elle ne voulut plus penser à ces choses : c’était trop révoltant. En vue, une place gisait qui lui parut immense : au seuil d’un café, des officiers bottés, le monocle à l’œil, le képi bouffant, faisaient sauter un lévrier au-dessus d’une courte canne de cheval. Des jeunes gens