Page:Chair molle.djvu/127

Cette page a été validée par deux contributeurs.

les dépasse, s’élance dans le vert tendre des feuilles, s’engloutit à nouveau dans le bleu sombre des uniformes.

— Tiens le patron, fait Dosia.

L’homme est coiffé d’une calotte en velours, une veste tricotée lui serre le torse ; il examine les chanteuses, puis les appelle.

— C’est déjà l’heure ? demande Lucie effarée.

À leur salut, le patron répond d’un signe, l’air maussade. Il ouvre cependant lui-même la porte du café, s’efface et Lucie à peine entrée, s’arrête éblouie, plissant les paupières. Par toutes les fenêtres le soleil fait irruption, renforce les ombres rétrécies, irise le pelage noir d’un épagneul qui dort. C’est une débauche de lueurs, un ruissellement d’aveuglants rayons, un tourbillon continu de poussières scintillantes. Cette lumière, renvoyée à tous les angles par deux glaces opposées, se darde, blanchit les murs, les gradins d’une estrade, dore la paille des chaises, se reflète sur le palissandre d’un billard. Tout près Lucie, contre une des glaces, des tablettes où flambe le miroitement des flacons, où s’alignent, reflétant les fenêtres, des verres, des bouteilles étiquetées de blanc, capuchonnées de plomb terni. Et plus bas, le comptoir resplendit ; il s’y entasse des faisceaux de cuillers, des empilements de chopes ; un bassin de cuivre où trempent des verres, étincelle.