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rapidement par les rues vides, très noires, piétinant dans les flaques d’eau, qu’éclairait rarement la lueur tremblante d’un réverbère. Les chansons hurlées par les étudiants, les gueulades lancées par les artilleurs ivres lui faisaient activer sa course, lui inspiraient la crainte d’être accostée, peut-être reconnue. Il était bien triste, aller toute seule ainsi, par la ville déserte, sans une compagne. Elle mourrait de peur avant d’arriver. Si au moins Dosia était avec elle ! Pauvre Dosia ! Elle restait à Arras, à s’ennuyer bien fort sans avoir, comme elle, d’excellentes personnes pour la conduire dans le droit chemin. Un mois s’était écoulé depuis la réception de sa dernière lettre, une lettre désespérée. Elle ferait aussi une prière à son intention. C’était encore une bonne action invoquer en faveur d’autrui.

Elle passa le pont, jeta à peine un regard de chaque côté vers l’ombre, piquée par les feux des bateaux. Le lampadaire, devant le Palais de Justice, avait une flamme mourante qui n’éclairait pas. Un ivrogne s’affaissait contre les murs, grognait, se soulageait. Le beffroi carillonnait un air traînard ; ensuite il sonna dix fois. De la place Saint-Pierre des refrains grivois arrivaient en beuglements. Lucie Thirache enfila une petite rue, s’enfonça sous une grande porte. Elle chercha à tâtons le bouton d’un huis, finit par le trouver, et entra dans une pièce sombre, où