Page:Chénier - Poésies choisies, ed. Derocquigny, 1907.djvu/98

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Beaux-arts, ô de la vie aimables enchanteurs,
Des plus sombres ennuis riants consolateurs,
Amis sûrs dans la peine et constantes maîtresses,
Dont l’or n’achète point l’amour ni les caresses,
Beaux-arts, dieux bienfaisants, vous que vos favoris
Par un indigne usage ont tant de fois flétris,
Je n’ai point partagé leur honte trop commune.
Sur le front des époux de l’aveugle fortune
Je n’ai point fait ramper vos lauriers trop jaloux ;
J’ai respecté les dons que j’ai reçus de vous.
Je ne vais point, à prix de mensonges serviles.
Vous marchander au loin des récompenses viles,
Et partout, de mes vers ambitieux lecteur.
Faire trouver charmant mon luth adulateur.
Abel, mon jeune Abel, et Trudaine et son frère.
Ces vieilles amitiés de l’enfance première.
Quand tous quatre, muets, sous un maître inhumain,
Jadis au châtiment nous présentions la main ;
Et mon frère et Lebrun, les muses elles-mêmes ;
De Pange, fugitif de ces neuf sœurs qu’il aime :
Voilà le cercle entier qui, le soir, quelquefois,
À des vers non sans peine obtenus de ma voix,
Prête une oreille amie et cependant sévère.
Puissé-je ainsi toujours dans cette troupe chère
Me revoir, chaque fois que mes avides yeux
Auront porté longtemps mes pas de lieux en lieux,
Amant des nouveautés compagnes de voyage ;
Courant partout, partout cherchant à mon passage
Quelque ange aux yeux divins qui veuille me charmer,
Qui m’écoute ou qui m’aime, ou qui se laisse aimer !


VII


L’art, des transports de l’âme est un faible interprète :
L’art ne fait que des vers ; le cœur seul est poète.
Sous sa fécondité le génie opprimé
Ne peut garder l’ouvrage en sa tête formé.
Malgré lui, dans lui-même, un vers sûr et fidèle
Se teint de sa pensée et s’échappe avec elle.