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Que l’ingrate étonnée, en recevant ce don,
Ne t’ait vu de sa vie et demande ton nom.


V


Ô muses, accourez ; solitaires divines,
Amantes des ruisseaux, des grottes, des collines !
Soit qu’en ses beaux vallons Nîme égare vos pas ;
Soit que de doux pensers, en de riants climats,
Vous retiennent aux bords de Loire ou de Garonne ;
Soit que parmi les chœurs de ces nymphes du Rhône,
La lune sur les prés, où son flambeau vous luit,
Dansantes vous admire au retour de la nuit ;
Venez. J’ai fui la ville aux muses si contraire,
Et l’écho fatigué des clameurs du vulgaire.
Sur les pavés poudreux d’un bruyant carrefour
Les poétiques fleurs n’ont jamais vu le jour.
Le tumulte et les cris font fuir avec la lyre
L’oisive rêverie au suave délire ;
Et les rapides chars et leurs cercles d’airain
Effarouchent les vers qui se taisent soudain.
Venez. Que vos bontés ne me soient point avares.

Mais, oh ! faisant de vous mes pénates, mes lares,
Quand pourrai-je habiter un champ qui soit à moi,
Et, villageois tranquille, ayant pour tout emploi
Dormir et ne rien faire, inutile poète,
Goûter le doux oubli d’une vie inquiète ?
Vous savez si toujours, dès mes plus jeunes ans.
Mes rustiques souhaits m’ont porté vers les champs ;
Si mon cœur dévorait vos champêtres histoires,
Cet âge d’or si cher à vos doctes mémoires,
Ces fleuves, ces vergers, Éden aimé des cieux
Et du premier humain berceau délicieux ;
L’épouse de Booz, chaste et belle indigente,
Qui suit d’un pas tremblant la moisson opulente ;
Joseph, qui dans Sichem cherche et retrouve, hélas !
Ses dix frères pasteurs qui ne l’attendaient pas ;