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Et pensent dans les airs voir nager des rubis.
Sur un fleuve souvent l’éclat de mon plumage
Fait à quelque Léda souhaiter mon hommage.
Souvent, fleuve moi-même, en mes humides bras
Je presse mollement des membres délicats,
Mille fraîches beautés que partout j’environne ;
Je les tiens, les soulève, et murmure et bouillonne.
Mais surtout, Lycoris, Protée insidieux.
Partout autour de toi je veille, j’ai des yeux,
Partout, sylphe ou zéphyr, invisible et rapide,
Je te vois. Si ton cœur complaisant et perfide
Livre à d’autres baisers une infidèle main,
Je suis là. C’est moi seul dont le transport soudain.
Agitant tes rideaux ou ta porte secrète,
Par un bruit imprévu t’épouvante et t’arrête.
C’est moi, remords jaloux, qui rappelle en ton cœur
Mon nom et tes serments et ma juste fureur…

Mais périsse l’amant que satisfait la crainte !
Périsse la beauté qui m’aime par contrainte,
Qui voit dans ses serments une pénible loi,
Et n’a point de plaisir à me garder sa foi !


III

AUX FRÈRES DE PANGE


Aujourd’hui qu’au tombeau je suis prêt à descendre,
Mes amis, dans vos mains je dépose ma cendre.
Je ne veux point, couvert d’un funèbre linceul,
Que les pontifes saints autour de mon cercueil.
Appelés aux accents de l’airain lent et sombre.
De leur chant lamentable accompagnent mon ombre.
Et sous des murs sacrés aillent ensevelir
Ma vie et ma dépouille, et tout mon souvenir.
Eh ! qui peut sans horreur, à ses heures dernières,
Se voir au loin périr dans des mémoires chères ?
L’espoir que des amis pleureront notre sort
Charme l’instant suprême et console la mort.
Vous-même choisirez à mes jeunes reliques