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ÉLÉGIES
FRAGMENTS D’ÉLÉGIES


I


Jeune fille, ton cœur avec nous veut se taire.
Tu fuis, tu ne ris plus ; rien ne saurait te plaire.
La soie à tes travaux offre en vain des couleurs ;
L’aiguille sous tes doigts n’anime plus des fleurs.
Tu n’aimes qu’à rêver, muette, seule, errante,
Et la rose pâlit sur ta bouche expirante.
Ah ! mon œil est savant et depuis plus d’un jour ;
Et ce n’est pas à moi qu’on peut cacher l’amour.
Les belles font aimer ; elles aiment. Les belles
Nous charment tous. Heureux qui peut être aimé d’elles !
Sois tendre, même faible ; on doit l’être un moment ;
Fidèle, si tu peux. Mais conte-moi comment.
Quel jeune homme aux yeux bleus, empressé, sans audace,
Aux cheveux noirs, au front plein de charme et de grâce…
Tu rougis ? On dirait que je t’ai dit son nom.
Je le connais pourtant. Autour de ta maison
C’est lui qui va, qui vient ; et, laissant ton ouvrage.
Tu vas, sans te montrer, épier son passage.
Il fuit vite ; et ton œil, sur sa trace accouru,
Le suit encor longtemps quand il a disparu.
Certe, en ce bois voisin où trois fêtes brillantes
Font courir au printemps nos nymphes triomphante,
Nul n’a sa noble aisance et son habile main
À soumettre un coursier aux volontés du frein.


II


Ah ! je les reconnais, et mon cœur se réveille.
Ô sons ! ô douces voix chères à mon oreille !
Ô mes Muses, c’est vous ; vous mon premier amour.
Vous qui m’avez aimé dès que j’ai vu le jour !