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le berger

Tu te plais mieux sans doute au bois, à la prairie ;
Tu le peux. Assieds-toi parmi l’herbe fleurie ;
Moi, sous un antre aride, en cet affreux séjour,
Je me plais sur le roc à voir passer le jour.

le chevrier

Mais Cérès a maudit cette terre âpre et dure ;
Un noir torrent pierreux y roule une onde impure ;
Tous ces rocs, calcinés sous un soleil rongeur,
Brûlent et font hâter les pas du voyageur.
Point de fleurs, point de fruits, nul ombrage fertile
N’y donne au rossignol un balsamique asile.
Quelque olivier au loin, maigre fécondité,
Y rampe et fait mieux voir leur triste nudité.
Comment as-tu donc su d’herbes accoutumées
Nourrir dans ce désert tes brebis affamées ?

le berger

Que m’importe ? est-ce à moi qu’appartient ce troupeau ?
Je suis esclave.

le chevrier

                          Au moins un rustique pipeau
A-t-il chassé l’ennui de ton rocher sauvage ?
Tiens, veux-tu cette flûte ? Elle fut mon ouvrage.
Prends : sur ce buis fertile en agréables sons
Tu pourras des oiseaux imiter les chansons.

le berger

Non, garde tes présents. Les oiseaux de ténèbres,
La chouette et l’orfraie, et leurs accents funèbres,
Voilà les seuls chanteurs que je veuille écouter ;
Voilà quelles chansons je voudrais imiter.
Ta flûte sous mes pieds serait bientôt brisée ;
Je hais tous vos plaisirs. Les fleurs et la rosée,
Et de vos rossignols les soupirs caressants,
Rien ne plaît à mon cœur, rien ne flatte mes sens ;
Je suis esclave.