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— Vénérable indigent, va, nul mortel chez moi
N’oserait élever sa langue contre toi.
Tu peux ici rester, même oisif et tranquille,
Sans craindre qu’un affront ne trouble ton asile.
— L’indigent se méfie. — Il n’est plus de danger.
— L’homme est né pour souffrir. — Il est né pour changer.
— Il change d’infortune ! — Ami, reprends courage :
Toujours un vent glacé ne souffle point l’orage.
Le ciel d’un jour à l’autre est humide ou serein,
Et tel pleure aujourd’hui qui sourira demain.

— Mon hôte, en tes discours préside la sagesse.
Mais quoi ! la confiante et paisible richesse
Parle ainsi !… L’indigent espère en vain du sort ;
En espérant toujours il arrive à la mort.
Dévoré de besoins, de projets, d’insomnie,
Il vieillit dans l’opprobre et dans l’ignominie.
Rebuté des humains durs, envieux, ingrats,
Il a recours aux dieux qui ne l’entendent pas.
Toutefois ta richesse accueille mes misères ;
Et puisque ton cœur s’ouvre à la voix des prières.
Puisqu’il sait, ménageant le faible humilié,
D’indulgence et d’égards tempérer la pitié,
S’il est des dieux du pauvre, ô Lycus ! que ta vie
Soit un objet pour tous et d’amour et d’envie.

— Je te le dis encore : espérons, étranger.
Que mon exemple au moins serve à t’encourager
Des changements du sort j’ai fait l’expérience.
Toujours un même éclat n’a point à l’indigence
Fait du riche Lycus envier le destin.
J’ai moi-même été pauvre et j’ai tendu la main.
Cléotas de Larisse, en ses jardins immenses,
Offrit à mon travail de justes récompenses.
« Jeune ami, j’ai trouvé quelques vertus en toi ;
Va, sois heureux, dit-il, et te souviens de moi. »
Oui, oui, je m’en souviens : Cléotas fut mon père ;
Tu vois le fruit des dons de sa bonté prospère.
À tous les malheureux je rendrai désormais