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De ta ville bientôt tu reverras les toits,
Fussent-ils par-delà les glaces du Caucase. »
Des mains de l’échanson l’étranger prend le vase,
Se lève et sur eux tous il invoque les dieux.
On boit ; il se rassied. Et jusque sur ses yeux
Ses noirs cheveux toujours ombrageant son visage,
De sourire et de plainte il mêle son langage :

« Mon hôte, maintenant que sous tes nobles toits
De l’importun besoin j’ai calmé les abois,
Oserai-je à ma langue abandonner les rênes ?
Je n’ai plus ni pays, ni parents, ni domaines.
Mais écoute : le vin, par toi-même versé,
M’ouvre la bouche. Ainsi, puisque j’ai commencé,
Entends ce que peut-être il eût mieux valu taire.
Excuse enfin ma langue, excuse ma prière ;
Car du vin, tu le sais, la téméraire ardeur
Souvent à l’excès même enhardit la pudeur.
Meurtri de durs cailloux ou de sables arides,
Déchiré de buissons ou d’insectes avides,
D’un long jeûne flétri, d’un long chemin lassé
Et de plus d’un grand fleuve en nageant traversé,
Je parais énervé, sans vigueur, sans courage ;
Mais je suis né robuste et n’ai point passé l’âge.
La force et le travail, que je n’ai point perdus,
Par un peu de repos me vont être rendus.
Emploie alors mes bras à quelques soins rustiques.
Je puis dresser au char tes coursiers olympiques,
Ou, sous les feux du jour, courbé vers le sillon,
Presser deux forts taureaux du piquant aiguillon.
Je puis même, tournant la meule nourricière,
Broyer le pur froment en farine légère.
Je puis, la serpe en main, planter et diriger
Et le cep et la treille, espoir de ton verger.
Je tiendrai la faucille ou la faux recourbée,
Et devant mes pas l’herbe ou la moisson tombée
Viendra remplir ta grange en la belle saison ;
Afin que nul mortel ne dise en ta maison,
Me regardant d’un œil insultant et colère :
Ô vorace étranger, qu’on nourrit à rien faire !