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Cette sage affranchie avait nourri sa mère ;
Maintenant sous des lois de vigilance austère,
Elle et son vieil époux, au devoir rigoureux,
Rangent des serviteurs le cortège nombreux.
Elle la voit de loin dans le fond du portique,
Court, et, posant ses mains sur ce visage antique :

« Indulgente nourrice, écoute : il faut de toi
Que j’obtienne un grand bien. Ma mère, écoute-moi ;
Un pauvre, un étranger, dans la misère extrême,
Gémit sur l’autre bord, mourant, affamé, blême…
Ne me décèle point. De mon père aujourd’hui
J’ai promis qu’il pourrait solliciter l’appui.
Fais qu’il entre : et surtout, ô mère de ma mère !
Garde que nul mortel n’insulte à sa misère.
— Oui, ma fille ; chacun fera ce que tu veux,
Dit l’esclave en baisant son front et ses cheveux ;
Oui, qu’à ton protégé ta fête soit ouverte,
Ta mère, mon élève (inestimable perte !),
Aimait à soulager les faibles abattus ;
Tu lui ressembleras autant par tes vertus
Que par tes yeux si doux et tes grâces naïves. »
Mais cependant la nuit assemble les convives :
En habits somptueux, d’essences parfumés,
Ils entrent. Aux lambris d’ivoire et d’or formés
Pend le lin d’Ionie en brillantes courtines ;
Le toit s’égaye et rit de mille odeurs divines.
La table au loin circule, et d’apprêts savoureux
Se charge. L’encens vole en longs flots vaporeux :
Sur leurs bases d’argent, des formes animées
Élèvent dans leurs mains des torches enflammées ;
Les figures, l’onyx, le cristal, les métaux
En vases hérissés d’hommes ou d’animaux,
Partout, sur les buffets, sur la table, étincellent ;
Plus d’une lyre est prête ; et partout s’amoncellent
Et les rameaux de myrte et les bouquets de fleurs.
On s’étend sur les lits teints de mille couleurs ;
Près de Lycus, sa fille, idole de la fête,
Est admise. La rose a couronné sa tête.
Mais, pour que la décence impose un juste frein,