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Les enfants qui suivaient ses ébats dans la plaine,
Les vierges aux belles couleurs
Qui le baisaient en foule, et sur sa blanche laine
Entrelaçaient rubans et fleurs,
Sans plus penser à lui, le mangent s’il est tendre.
Dans cet abîme enseveli
J’ai le même destin. Je m’y devais attendre.
Accoutumons-nous à l’oubli.
Oubliés comme moi dans cet affreux repaire.
Mille autres moutons, comme moi,
Pendus aux crocs sanglants du charnier populaire,
Seront servis au peuple-roi.
Que pouvaient mes amis ? Oui, de leur main chérie
Un mot à travers ces barreaux
Eût versé quelque baume en mon âme flétrie ;
De l’or peut-être à mes bourreaux…
Mais tout est précipice. Ils ont eu droit de vivre.
Vivez, amis ; vivez contents.
En dépit de [___] soyez lents à me suivre.
Peut-être en de plus heureux temps
J’ai moi-même, à l’aspect des pleurs de l’infortune,
Détourné mes regards distraits ;
A mon tour, aujourd’hui ; mon malheur importune :
Vivez, amis, vivez en paix.
Saint-Lazare.


III


Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphyre
Animent la fin d’un beau jour.
Au pied de l’échafaud j’essaye encor ma lyre.
Peut-être est-ce bientôt mon tour ;
Peut-être avant que l’heure en cercle promenée
Ait posé sur l’émail brillant.
Dans les soixante pas où sa route est bornée,
Son pied sonore et vigilant,
Le sommeil du tombeau pressera ma paupière.
Avant que de ses deux moitiés
Ce vers que je commence ait atteint la dernière,
Peut-être en ces murs effrayés