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II

A MARIE-ANNE-CHARLOTTE CORDAY


Quoi ! tandis que partout, ou sincères ou feintes,
Des lâches, des pervers, les larmes et les plaintes
Consacrent leur Marat parmi les immortels.
Et que, prêtre orgueilleux de cette idole vile,
Des fanges du Parnasse un impudent reptile
Vomit un hymne infâme au pied de ses autels,

La vérité se tait ! dans sa bouche glacée.
Des liens de la peur sa langue embarrassée
Dérobe un juste hommage aux exploits glorieux !
Vivre est-il donc si doux ? De quel prix est la vie,
Quand, sous un joug honteux, la pensée asservie.
Tremblante, au fond du cœur, se cache à tous les yeux ?

Non, non, je ne veux point t’honorer en silence,
Toi qui crus par ta mort ressusciter la France
Et dévouas tes jours à punir des forfaits.
Le glaive arma ton bras, fille grande et sublime.
Pour faire honte aux dieux, pour réparer leur crime.
Quand d’un homme à ce monstre ils donnèrent les traits.

Le noir serpent, sorti de sa caverne impure,
À donc vu rompre enfin sous ta main ferme et sûre
Le venimeux tissu de ses jours abhorrés !
Aux entrailles du tigre, à ses dents homicides.
Tu vins redemander et les membres livides
Et le sang des humains qu’il avait dévorés !

Son œil mourant t’a vue, en ta superbe joie,
Féliciter ton bras et contempler ta proie.
Ton regard lui disait : « Va, tyran furieux.
Va, cours frayer la route aux tyrans tes complices.
Te baigner dans le sang fut tes seules délices.
Baigne-toi dans le tien et reconnais des dieux. »